Journal de l'année Édition 1996 1996Éd. 1996

Chine et Extrême-Orient socialiste

Chine

En bientôt deux décennies de réformes, le système politique chinois ne s'est pas transformé au même degré que l'économie et la société. Il n'en a pas moins évolué, à son rythme. L'année 1995 marque une étape importante dans cette évolution, car elle dégage ce qui sera sans doute l'axe politique majeur des prochaines années : à l'ancien clivage entre partisans du socialisme et partisans des réformes, entre conservateurs et « denguistes », s'est substitué celui qui oppose les technocrates et les forces vives des régions. Les forces régionales, en tant qu'acteurs principaux de la croissance économique, se réclament volontiers du marché et des libertés. Les technocrates centralisateurs, quant à eux, fidèles à l'héritage autoritaire de Deng Xiaoping, à son attitude prudente en matière de privatisation du secteur industriel d'État, sont résolus à rompre avec les pratiques laxistes de la décentralisation. Le peu de bruit que fait la mort de Chen Yun (avril), chef de file historique du camp conservateur, marque symboliquement la fin de l'ancien clivage.

Jiang Zemin, chef du Parti, de l'armée et de l'État, mais personnage encore un peu effacé, profite de ce décès pour sortir de sa discrétion et prendre une option sur la succession de Deng Xiaoping, désormais très affaibli par l'âge et la maladie. Ex-dirigeant de Shanghai (il avait su éviter de faire couler le sang dans sa ville en 1989), devenu secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) au lendemain du massacre de Tian'anmen (juin 1989), il s'est depuis affirmé comme un avocat du « juste milieu » : réformes économiques hardies, maintien des grandes structures communistes politiques, répression sélective (souple à l'égard de la corruption et d'autres pratiques en principe interdites ; impitoyable à l'encontre des oppositions politiques). Le nationalisme et l'économisme tiennent lieu de ciment à cette politique, ce qui est en même temps une faiblesse : la valorisation du profit et de la croissance à tout prix ne peut en effet, quoi qu'on en dise, tenir le rôle intégrateur qui fut toujours celui des grandes idéologies en Chine, le confucianisme puis le maoïsme. C'est bien la raison pour laquelle les technocrates du « denguisme » recherchent actuellement, pour faire pièce aux pesanteurs résiduelles du Parti et aux dérives des féodalismes locaux, un nouveau principe fondateur de la société et de l'État sous la tutelle d'un pouvoir moderne et fort, que l'on peut qualifier de « néo-autoritarisme ».

Modernisation

Cette modernisation par le haut se traduit concrètement par la volonté de renforcer les instruments de contrôle et de régulation de l'État (fonction publique, système fiscal, bancaire, juridique, etc.) aux dépens des nombreux réseaux qui innervent la société chinoise mais court-circuitent les institutions. Il s'agit aussi de valoriser le potentiel technologique des grandes entreprises d'État, négligées au profit du capitalisme mercantile des zones ouvertes de la côte méridionale. Ce programme, déjà annoncé par Zhao Ziyang, Premier ministre et secrétaire général du Parti, démis de ses fonctions en juin 1989 pour complaisance avec les manifestants, a retrouvé sa force d'attraction depuis que l'évolution de la Chine a érodé celle des programmes concurrents : le socialisme et la démocratie. Cette année, il est défendu par le numéro un du Parti, Jiang Zemin, qui s'affirme du même coup comme le chef de file d'une tendance bien implantée dans le PCC, l'armée et le gouvernement, ainsi que dans les milieux influents des dirigeants d'entreprises et des cercles intellectuels, revenus de leur enthousiasme pour la démocratie.

Le flambeau réformiste de l'avant 1989 avait jusque-là été repris par Zhu Rongji. Vice-Premier ministre, membre du bureau politique, chargé des Affaires économiques, lui aussi venu de Shanghai, il avait été l'artisan du plan de « refroidissement » de l'économie, lancé en juillet 1993. Jiang Zemin lui avait alors prêté son concours, en orchestrant une campagne contre la corruption qui, relevant du domaine traditionnel de la morale et de l'idéologie, ne présageait en rien de sa ligne politique actuelle. Jiang Zemin a présidé à la création d'une « faction » de Shanghai en accélérant l'ouverture de sa ville, longtemps restée à l'écart des réformes, et en appelant à ses côtés des hommes capables de faire contrepoids à la politique de Zhu Rongji, auquel ils s'opposent surtout par leur attitude plus modérée à l'égard du marché, sans pour autant se rallier à l'esprit planificateur de Chen Yun et du Premier ministre Li Peng. Le cercle rapproché des conseillers de Jiang Zemin compte quelques-uns des théoriciens les plus en vue du néo-autoritarisme. Parmi eux, Wang Huning considère que la priorité doit être donnée à une refonte rationnelle du système, qui ne saurait se confondre avec une quelconque démocratisation... Un autre conseiller de Jiang Zemin, Liu Ji, prend soin de baliser une voie économique de juste milieu, entre plan et capitalisme sauvage. Il semble que Zhu Rongji lui-même se rapproche également de ces thèses. Visiblement, l'ensemble des Shanghaïens est en train de resserrer les rangs autour du président de la République Jiang Zemin, afin de préparer la succession de Deng Xiaoping.

Ultimes manœuvres avant la disparition de Deng Xiaoping

Cette lutte du groupe dit « de Shanghai » n'est pas seulement idéologique. Le groupe se heurte à d'autres coalitions de personnalités, de réseaux, d'intérêts et de pouvoirs constitués ou occultes, c'est-à-dire, selon la terminologie utilisée par les Chinois eux-mêmes, à d'autres « factions ». Forte de sa position centrale, Shanghai, qui a renoué avec ses traditions d'ouverture, de cosmopolitisme et de dynamisme industriel, fournit un modèle, des intérêts à promouvoir et une base de pouvoir à ce groupe de modernisateurs, à la fois soucieux de l'expansion locale de leur ville et du maintien de la cohésion de l'ensemble chinois. Au nord, la ville de Pékin reste proche des cercles du pouvoir central et de ses ambitions nationales, mais elle est le symbole des lourdeurs de la bureaucratie conservatrice. Au sud, la fortune de Canton, enviée, n'en est pas moins considérée comme exclusivement régionale et trop tournée vers le monde extérieur. Ce n'est donc pas un hasard si, cette année, les potentats de Pékin et de Canton sont devenus les principales cibles de l'entourage de Jiang Zemin. La première attaque du groupe de Shanghai vise l'une des citadelles du capitalisme encouragé par Deng Xiaoping : Shougang, une gigantesque aciérie d'État située à Pékin et qui emploie 200 000 personnes environ. Shougang est dirigée depuis 1954 par Zhou Guanwu, un proche de Deng Xiaoping. Grâce à cette « relation », Zhou a pu obtenir les facilités fiscales et financières qui ont fait de ce groupe un fleuron des réformes et un pôle de prospérité, alors que le secteur d'État tire en général le diable par la queue. Le groupe Shougang est en même temps un important opérateur financier international, notamment à Hongkong. C'est dans cette ville que le fils de Zhou Guanwu, Zhou Beifang œuvrait en association avec un fils de Deng Xiaoping. En février, l'arrestation de Beifang pour « crimes économiques graves » entraîne la démission de son père. Par cette opération, le groupe de Shanghai, candidat à la succession de Deng, envoie un triple signal. Tout d'abord, sur le terrain informel des « réseaux », il montre qu'il s'empare de la clé des protections : être un proche de Deng ne suffit plus à assurer l'impunité. Ensuite, il illustre sa volonté « néo-autoritaire » d'assainir le système économique chinois. Enfin, en attaquant Shougang, il atteint une forteresse plus formidable encore, celle de la faction pékinoise, conduite par Chen Xitong, membre du bureau politique et chef du Parti dans la capitale. Chen Xitong, en effet, tout comme Li Peng et Zhao Ziang, a un fils impliqué dans les lucratives et douteuses opérations de Shougang à Hongkong. Comme il fallait s'y attendre, la deuxième victime pékinoise de l'année est Chen Xitong lui-même. À la fin du mois d'avril, il est contraint de démissionner de son poste de responsable local du Parti, officiellement pour avoir couvert des malversations ayant entraîné le suicide d'un maire adjoint de Pékin. Ce règlement de comptes est plus significatif que le précédent. Même s'il était un allié encombrant (il s'était réjoui de la tuerie de juin 1989), Chen Xitong jouissait de la faveur de Deng Xiaoping. Il s'était cependant fait le porte-parole des adversaires des Shanghaïens, dont il dénonçait « l'esprit de coterie » et les manœuvres fractionnistes : il s'agit donc bien de l'élimination d'un rival, au cœur de l'élite dirigeante.

Alliances entre factions rivales

Pour l'instant, les grandes manœuvres de Jiang Zemin ont épargné la cible habituelle des attaques contre les féodalités, cette riche région de Canton, le Guangdong, dont la puissance est plus économique que bureaucratique, mais dont la dénonciation constitue cependant une sorte de rite. Cette année, ce rite est dirigé, à l'Assemblée, par les représentants des régions les moins bien loties, qui s'en prennent également aux abus du pouvoir central. Ils bénéficient dans les deux cas de la bénédiction du président de l'Assemblée, Qiao Shi. Ancien chef des services de sécurité, celui-ci se démarque ainsi des « néo-autoritaires » de Shanghai. S'il ne va pas, comme le vice-président de l'Assemblée Tian Jiyun, jusqu'à préconiser une refonte pluraliste du système électoral, Qiao Shi sort de sa proverbiale réserve pour vanter les mérites du marché. Or, à Pékin, le successeur de Chen Xitong est l'un des proches de Qiao Shi... Cela ressemble fort à un compromis et pourrait présager une entente entre les « néo-autoritaires » de Shanghai et les défenseurs de la liberté du marché pour se partager l'héritage de l'après-Deng. Ces deux groupes, qui sont les deux grandes factions du moment, sont tous deux tirés vers des intérêts contradictoires : les tenants de la modernisation étatique doivent satisfaire les survivants du socialisme réel pour trouver des alliés contre les féodalités locales ; de leur côté, les partisans du marché savent qu'ils auront besoin de l'État pour compenser les déséquilibres régionaux. Peut-être assistons-nous là aux prémices de futures coalitions, voire de partis nationaux. Cela nécessiterait des modifications institutionnelles qui, en fait, ne seraient ni surprenantes, ni profondément révolutionnaires.