Idées

L'avenir de la démocratie

Le thème de la fin de l'histoire – un thème importé des États-Unis après la chute du mur de Berlin – a déjà pris des rides : on se penche à nouveau sur le destin des démocraties modernes, on les ausculte, on en interroge les vices et les vertus. Diverses inquiétudes – provoquées aussi bien par les ratés économiques et politiques qui affectent nos sociétés (exclusion, crise du plein emploi, fin de la condition salariale, corruption, érosion de la représentation politique...) que par les alternatives qui se présentent comme des révolutions religieuses – sont à l'origine de ce réexamen. En témoigne le succès rencontré par le Passé d'une illusion. Essais sur l'idée communiste au xxe siècle (Robert Laffont, Calmann-Lévy, 1995), le dernier ouvrage de François Furet, un auteur d'abord connu comme historien de la Révolution française. Ce livre a le mérite de mettre en scène trois des débats qui animent la vie intellectuelle : l'interprétation du totalitarisme, les métamorphoses de la guerre et de la paix, les alternatives de la démocratie.

L'interprétation du totalitarisme

Le premier sujet du Passé d'une illusion étant la fascination exercée par l'idéologie communiste, l'historien n'hésite pas à revenir sur l'interprétation du phénomène totalitaire. Ce qui le conduit à actualiser les thèses de Hannah Arendt – un auteur qui fait l'objet de nombreux commentaires et traductions en France (voir le récent Qu'est-ce que le politique ?, Seuil, 1995) –, qui mettait en avant trois éléments (atomisation de la société civile, le culte du chef, le rôle de l'idéologie), et soulignait les convergences entre le stalinisme et le nazisme. Cette approche, qui conduit l'historien à évoquer la « querelle des historiens allemands » (Historikerstreit), est désormais contestée par des historiens qui, comme Karl Dietrich Bracher hier ou Ian Kershaw aujourd'hui (Qu'est-ce que le nazisme ?, Gallimard, 1992 ; l'Opinion allemande sous le nazisme. Bavière 1933-1945, CNRS Éditions ; Hitler. Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 1995), mettent en cause la thèse de la convergence entre les deux totalitarismes, et cherchent à surmonter l'opposition entre l'école intentionnaliste (l'accent est mis sur la personnalité et les décisions de Hitler) et l'école fonctionnaliste (le rôle des institutions est souligné) à propos de Hitler. Dans cette optique, Kershaw propose une interprétation qui met en avant la dimension charismatique du Führer.

Les métamorphoses de la guerre et de la paix

Loin de se réduire à cette réinterprétation des totalitarismes qui ont ensanglanté le xxe siècle, l'ouvrage de Furet se présente comme une interrogation sur l'histoire de l'Europe : y a-t-il une histoire de l'Europe, se demande implicitement l'auteur ? L'Europe en gestation a-t-elle un avenir au terme de ce siècle ? Le morcellement et la diversité des cultures politiques ne l'emporteront-ils pas sur l'unité ? La barbarie totalitaire n'est-elle pas le pire désaveu à l'idée d'une « humanité européenne » ? Pour l'historien, il y a une contradiction entre le mouvement de pacification démocratique, souligné par les adeptes contemporains de Tocqueville, et les violences guerrières qui ont rythmé le siècle. Non sans lien avec d'autres approches historiques (voir par exemple : Marc Nouschi, le xxe Siècle, Armand Colin, 1995 ; les Années de tourmente. De Munich à Prague. Dictionnaire critique, Jean-Pierre Azéma et François Bédarida dir., Flammarion, 1995) et la création de collections d'histoire européenne, divers essais prennent en considération l'émergence de violences inédites sur le double plan national et international. Si la thématique de la « fin de l'histoire » contribue à marginaliser les réflexions sur la violence contemporaine, il n'en va plus de même aujourd'hui : en témoigne sur le plan de la violence interétatique l'écho rencontré par l'ouvrage de Philippe Delmas (le Bel Avenir de la guerre, Gallimard, 1995) et par celui de Pierre Hassner (la Violence et la Paix. De la bombe atomique au nettoyage ethnique, Éditions Esprit, 1995). Alors que le premier insiste sur le rôle des États forts pour contenir une violence diffuse dans un contexte où la scène internationale est particulièrement trouble, le second invite à réexaminer les formes prises par la violence et par la guerre dans un contexte militaire qui ne se résume pas à la seule dissuasion : « L'après-guerre froide n'inaugure pas nécessairement l'ère postnucléaire, mais elle relativise certainement l'idée que la signification stratégique du nucléaire se réduit à la notion de dissuasion, et, encore plus, l'idée répandue en France que celle-ci mettrait fin à la possibilité même de la guerre. Aujourd'hui, quand nous pensons nucléaire, nous pensons à la prolifération plus qu'à la dissuasion, nous évoquons autant les dangers du terrorisme et ceux de l'accident que la logique abstraite ou théologique de la stratégie. Ou, au moins, celle-ci perd-elle son autonomie et devient-elle inséparable du commerce des armes et de la drogue, de la décomposition de l'URSS ou de l'affrontement des mafias et des fanatismes » (op. cit. p. 16).