Journal de l'année Édition 1996 1996Éd. 1996

Un Nobel pour l'ozone

Un simple problème de chimie peut-il avoir des répercussions politiques à l'échelle de la planète ? Oui, s'il est assez complexe, pourraient répondre les spécialistes de la chimie atmosphérique, entre autres le météorologue hollandais Paul Crutzen et les chimistes américains Frank Rowland et Mario Molina, qui viennent de recevoir le prix Nobel de chimie 1995 pour leurs travaux sur la mise en évidence du trou d'ozone. Un prix parfaitement justifié puisqu'il doit, selon les termes du testament d'Alfred Nobel, récompenser « ceux qui auront rendu à l'humanité les plus grands services ». Et le service est d'importance : la disparition de la couche d'ozone signifierait à moyen terme la disparition de toute vie animale ou végétale à la surface du globe.

La fameuse couche d'ozone, mince voile invisible entourant la planète à quelque 20 km d'altitude, nous protège en effet des rayons ultraviolets émis en continu par le Soleil, de ceux, plus précisément, qui induisent coups de soleil, cancers de la peau, cataractes et mutations génétiques irréversibles chez les plantes. Personne, pourtant, dans les années 70, ne se préoccupait de cet indispensable bouclier. L'« affaire » de l'ozone a été, comme bien des nouveautés scientifiques, découverte par hasard, à l'occasion d'une controverse suscitée par le lobby américain de l'aéronautique. Les projets de supersoniques américains étant restés dans les cartons, pour cause de trop faible rentabilité, il fallait à tout prix se débarrasser du Concorde, fleuron de l'industrie franco-britannique. Son seul niveau de bruit ne suffisant pas, on invoqua une possible destruction de l'ozone stratosphérique par les oxydes d'azote émis en abondance par les réacteurs du supersonique.

L'hypothèse des catalyseurs

Paul Crutzen – qui n'a rien à voir avec cette entreprise peu charitable – venait précisément de montrer que les oxydes d'azote sont de très efficaces catalyseurs des réactions de destruction de l'ozone, au même titre, d'ailleurs, que les cristaux de glace présents dans la haute atmosphère des régions polaires. Mais Crutzen manquait de données, et son hypothèse se révélera erronée : loin de détruire l'ozone, les supersoniques en produisent... Toujours est-il que les schémas réactionnels qu'il a découverts montrent que des espèces chimiques en quantité infime, si elles jouent le rôle de catalyseurs, peuvent avoir des conséquences déterminantes sur l'équilibre d'une région atmosphérique vitale pour la vie sur la Terre.

À la théorie succède l'expérimentation : en 1974, Mario Molina et Frank Rowland montrent que les CFC (chlorofluorocarbures) – les fluides de nos réfrigérateurs et de nos bombes aérosol – peuvent parvenir en altitude et, sous l'effet des rayons ultraviolets, y libérer leur chlore... qui se révèle être un catalyseur redoutable de la destruction de l'ozone. Personne, pour autant, ne regardait son réfrigérateur avec suspicion, jusqu'à ce que des campagnes de mesure de l'ozone, menées en Antarctique par le British Antarctic Survey et l'Institut japonais de la recherche polaire n'annoncent, en 1985, une diminution de moitié, au printemps austral, de l'ozone stratosphérique. La panique est alors immédiate : si l'effet de serre, avec ses répercussions à long terme, n'incite nullement le citoyen à laisser sa voiture au garage, le trou d'ozone menace, en quelques décennies, de mettre fin à la remarquable civilisation bâtie par Homo sapiens sapiens.

Chacun connaît la suite du scénario, marquée en particulier par la signature à Montréal d'un protocole engageant les pays signataires à mettre fin, entre 1997 et 2004, à la production de CFC. Et ce malgré les incertitudes scientifiques (on ne sait toujours pas si les CFC sont les pires destructeurs de la couche d'ozone). Les grandes manœuvres industrielles qui en ont résulté sont moins bien connues, et pour cause, les secrets de fabrication des substituts aux CFC étant jalousement gardés. Cela se conçoit aisément si l'on sait que l'industrie des CFC représente, globalement, un marché de 300 milliards de francs et emploie directement, rien qu'aux États-Unis, 700 000 personnes.

Un marché porteur

Le premier industriel à réagir est le leader mondial de la production de CFC, Du Pont de Nemours. Dès 1974, il choisit de se désolidariser de ses partenaires en lançant des recherches sur des CFC moins nocifs que les précédents. Le Français Elf Atochem, deuxième producteur mondial, ne se décide à agir qu'en 1985, à l'annonce du trou d'ozone de l'Antarctique. Les autres producteurs suivent et mettent sur pied, avec Atochem et Du Pont de Nemours – revenu à de meilleurs sentiments –, deux consortiums internationaux de façon à répartir équitablement les coûts (considérables) du développement de substituts. Ce mariage de raison est certes estimable, mais il n'a pas que des bons côtés. Il exclut les plus petits producteurs, surtout ceux des pays du tiers-monde, qui disparaissent en laissant le champ libre aux plus gros, mais aussi les groupes de pression qui n'ont pas su se constituer à temps. C'est le cas des écologistes ou de l'industrie du froid, par exemple, laquelle voit cependant d'un assez bon œil le remplacement de tous les systèmes de réfrigération utilisant des CFC. Selon le quotidien Libération, cela représente, en France, une dépense d'environ 45 milliards de francs.