Journal de l'année Édition 1996 1996Éd. 1996

Gastronomie

Le renouvellement des saveurs et des arômes emprunte parfois des cheminements inattendus. Une troisième étoile a été attribuée par Michelin à un marginal chassé des écoles hôtelières et resté à l'écart des circuits classiques de la restauration. Berger des montagnes savoyardes, Marc Veyrat, établi près d'Annecy, à Veyrier-du-Lac, où se détache la façade bleue de l'auberge de l'Eridan, rêve, conçoit, essaie et réussit des compositions où les réductions de bouillons de légumes et les plantes des alpages – achillée, armoise, gentiane, hysope, cumin des prés, mélisse, pimpiolet, serpolet, oseille et safran sauvages – ouvrent la voie à des sensations inattendues. La canette rôtie à l'écorce d'épicéa et au genièvre frais, les écrevisses pochées au pistil de crosne sauvage ou l'omble chevalier au beurre de bouillon de légumes, et près de deux mille plats de la même veine, dépourvus de tout lien de famille avec les autres courants de la cuisine contemporaine, ont assuré la réputation de ce chef qui se définit lui-même comme un « élève de la nature ».

La prospection des richesses gastronomiques est stimulée, comme aux temps pionniers de Bibendum, par la circulation automobile, devenue intense sur les autoroutes européennes. Rejoignant Girardet, l'ermite de Crissier, près de Lausanne, et Pierre Wynants, à Bruxelles, Roger Souvereyns a été élu cuisinier de l'année par GaultMillau. Non loin de la frontière néerlandaise, dans le Limbourg belge, le Scholteshof est aussi fréquenté que Maastricht toute proche. Cette maison de campagne du xviiie siècle, près de Steevort, offre un havre de paix où, dans une ambiance de confort familial, on s'attable pour apprécier des créations originales associant dans l'harmonie des saveurs que l'on imaginait se contrarier : le millefeuille de pommes de terre et de morilles au vin jaune, qui ravirait un montagnard jurassien, est renouvelé par l'arôme de la citronnelle vanillée et par un poivre de la Jamaïque évoquant la cannelle. À l'issue d'une longue quête transfrontalière, GaultMillau, pour la première fois, accorde quatre toques à un restaurant espagnol, El Bulli, à Rosas, où les asperges aux cèpes sont serties dans une stupéfiante sauce au parmesan et à la mandarine, et couronne aussi un cuisinier helvète, André Jaeger, du Fischerzunft, à Schaffouse, qui s'inspire du patrimoine culinaire oriental pour rénover des recettes du terroir.

La politique serait-elle une bonne introduction à la gastronomie ? Helmut Kohl a participé au livre de son épouse, Kulinarische Reisen, qui retrace des voyages culinaires dans les terroirs germaniques. Markus Wolf, tête pensante de l'ancienne Stasi, publie aussi ses secrets de cuisine.

La portée culturelle de l'art culinaire a été illustrée par les réflexions des philosophes J.-F. Revel et M. Onfray. Renforçant les liens entre le vin et les lettres, Gigondas a créé un prix remis à J.-P. Chabrol, Dijon a organisé des Rencontres de la littérature et de la gastronomie, et J. Gleize, patron de La Bonne Étape, à Château-Arnoux, a composé vingt-quatre plats inspirés chacun par une œuvre de Giono, pour célébrer le centenaire du romancier. La sixième Semaine du goût, qui a mobilisé deux mille chefs et artisans de bouche dans vingt-six départements, a popularisé une culture qui, pour rester vivante, ne doit pas être réservée aux confréries.

Le vin

Les vendanges ont été perturbées par les pluies de septembre, mais le millésime 1995 est prometteur pour les bordeaux, les vins de Loire et le champagne. Le succès des ventes de bordeaux primeurs de 1994 a suscité l'optimisme, mais les professionnels ont peu apprécié une dégustation de bordeaux 1986 et 1990, organisée à San Francisco par Gordon Getty, très critique pour le classement de 1855, et une attaque contre les AOC menée par Que choisir ?

Le chocolat a rassemblé ses adeptes au cours d'un premier Salon, animé d'heure en heure par les artisans et les industriels qui le traitent, mais aussi par des médecins, des écrivains, des historiens et même des amateurs d'art. Cette manifestation s'inscrit à contre-courant des décisions d'États européens autorisant le remplacement partiel du cacao par des graisses végétales, désormais suivis par la Suisse, que l'on croyait plus attachée au vrai chocolat.

La protection juridique de l'alimentation de qualité progresse dans d'autres domaines. La lentille verte du Puy a reçu l'appellation d'origine contrôlée. Les spécifications du saumon fumé ont été définies par l'AFNOR. Quant à la Commission européenne, elle a reconnu huit produits traditionnels, comme le confit.

Georges Grelou