Journal de l'année Édition 1996 1996Éd. 1996

Défense : rude année pour la dissuasion

En élisant leur président de la République, les Français ont peut-être oublié qu'ils choisissaient aussi le chef des armées. Pourtant, le premier acte présidentiel de Jacques Chirac aura été de décider la reprise des essais nucléaires. La tempête de protestations suscitée par cette annonce a certainement témoigné de l'ampleur de cet oubli. Il reste que le candidat Chirac n'avait pas caché son intention de mettre fin au moratoire sur les essais nucléaires décrété unilatéralement par François Mitterrand en 1992. Angélisme, dira-t-on, tant il est vrai que les questions militaires ont été absentes du débat préélectoral. Et sans doute aura-t-on raison. Il n'en demeure pas moins que les déflagrations atomiques, loin de circonscrire le débat aux seuls aspects techniques, ont eu l'intérêt de réactiver la pensée stratégique, quelque peu groggy depuis l'effondrement du bloc communiste. La dissuasion, comme les armes qui la servent, aurait-elle subi l'outrage du temps ?

À considérer les arguments techniques, le dossier tel qu'il a été défendu par l'Élysée ne permet sûrement pas de se prononcer sur le bien-fondé des essais nucléaires de Mururoa. Certes, les experts y sont favorables. Mais on ne sait toujours pas qui ils sont ni si des voix discordantes se sont fait entendre. Dans ces conditions, il est légitime de se demander si d'aventure le complexe militaro-industriel français n'a pas en la matière influé sur la décision présidentielle au point de recommander, sans raison impérieuse, des essais à tous égards coûteux. La question restera bien évidemment sans réponse. Le vrai problème est ailleurs : toutes les puissances nucléaires – celles qui font des essais, comme celles qui n'en font pas – ne sont pas prêtes à passer leur arsenal par pertes et profits. L'opposition socialiste en France a critiqué la « fin de série » de Mururoa, mais pas la dissuasion. Or, cette attitude ne semble pas de nature à satisfaire la l'action des protestataires. Ainsi, les Japonais, et quelques autres, dénoncent à la fois l'arme et son concept. Cette position sous-tend finalement une question simple : à quoi peut bien servir la bombe dans le monde d'aujourd'hui ?

La gestion du risque

Sur une planète déjà passablement encombrée d'armes diverses, n'importe quel régime aux inclinaisons dictatoriales plus ou moins avérées fabriquant en secret sa bombe atomique pose un redoutable problème à ses voisins et à la communauté internationale. Imaginons un instant ce monde totalement dénucléarisé qu'appellent de leurs vœux les pacifistes, organisations et États confondus. Aucune instance internationale ne sera jamais en mesure d'empêcher quiconque de succomber à la tentation nucléaire, qu'il s'agisse d'États dictatoriaux, comme la Corée du Nord ou l'Irak, de peuples sans État, issus, par exemple, des décombres de l'empire soviétique, voire de sectes paramilitaires. Aucun d'entre eux n'aurait besoin d'être fou, c'est-à-dire de passer à l'acte. La seule possession de l'arme apocalyptique équivaudrait à un monopole de la dissuasion, soit, entre leurs mains, un instrument de persuasion : l'arme absolue au service d'une diplomatie de la coercition. Le risque est donc inacceptable. C'est notamment la position française.

Il est vrai que le maintien du statu quo ne peut pas représenter l'unique réponse à ce défi. Sans doute la constitution d'une force de dissuasion minimale sous l'égide d'une autorité internationale correspondrait mieux à l'air du temps. Encore faudrait-il que cette autorité puisse disposer d'une chaîne de commandement efficace, d'une volonté politique à toute épreuve, de capacités de réaction rapide. Le modèle onusien indique qu'il y a encore loin de la coupe aux lèvres.

Revenons à la France

Pour elle, le dilemme sur la suffisance ou non du bouclier américain – interrogation qui constituait déjà le fonds de commerce nucléaire du général de Gaulle – a repris du service avec la fin de l'affrontement des superpuissances. La disparition du grand Monopoly de la guerre froide – où l'on poussait ses pions entre soi et l'œil rivé sur la règle du jeu – s'est traduite par une multiplication de conflits locaux. Nul ne peut ignorer que personne ne contrôle réellement l'arrangement des pièces de la nouvelle donne géopolitique. Aussi y a-t-il davantage de chances – au sens statistique – que ces conflits locaux soient jugés « vitaux » à Paris, et secondaires à Washington. C'est donc à l'aune de ce souci qu'il convient de mesurer la décision française de procéder à une dernière série de tests.