Journal de l'année Édition 1995 1995Éd. 1995

Algérie : le fantôme de la guerre civile

Maintes fois annoncé, mais toujours différé, le « dialogue sans exclusive » entre le régime et les islamistes aura été « l'Arlésienne » politique de cette année. Mais le millésime aura également été marqué par un emballement dramatique de la violence. Les affrontements ont en effet pris, à mesure que s'appesantissait le conflit, l'aspect d'une véritable « guerre privée » entre l'armée et le FIS, consacré par sa victoire électorale de décembre 1991. Conscients, de part et d'autre, qu'aucune victoire militaire n'interviendrait à courte échéance et que, dans le cas contraire, ils risqueraient même de se voir débordés sur leurs flancs les plus extrémistes, les deux principaux protagonistes ont tenté depuis le début de l'année de jeter les bases d'un futur accord. Ces tentatives de « dialogue » se sont toutefois accompagnées, de part et d'autre, d'une accentuation de la pression sur la population civile. À cet égard, l'automne 1993, début d'une nouvelle étape dans le cycle de la violence, représenta un tournant décisif. Sous l'effet des expéditions punitives conduites par l'armée dans les banlieues « vertes » de l'Algérois, nombre de jeunes – terrorisés – trouvèrent alors refuge dans leur région d'origine. La guérilla urbaine se transforma ainsi en véritable conflit armé. L'extension géographique du conflit à l'ensemble des wilayas imposa à l'armée l'installation d'un étroit quadrillage que le manque d'hommes – 60 000 tout au plus – rendit laborieux.

La violence

L'information concernant la violence armée étant par ailleurs sujette à l'embargo des autorités militaires et l'assassinat des membres des forces de l'ordre se banalisant, les très radicaux Groupes islamistes armés (GIA) s'attaquèrent à des personnalités du monde intellectuel et journalistique pour assurer la publicité de leurs actions. Menacée à son tour de banalisation, cette stratégie se doubla, à partir du mois de septembre 1993, d'une politique d'internationalisation de la crise algérienne, à travers l'assassinat de ressortissants étrangers. Contrariant à la fois le souci manifesté par le FIS de se forger une image « fréquentable » à l'étranger et la volonté affichée par la diplomatie algérienne de rassurer les investisseurs occidentaux, la dérive morbide des GIA a contraint les deux adversaires à trouver un compromis. Ceux-ci y ont été d'autant plus incités que, chacun à sa manière, ils ont à cœur de se défaire, les uns d'un rival de plus en plus crédible, les autres d'une mouvance opaque de plus en plus incontrôlable. Arrestations arbitraires, procès expéditifs devant des juridictions spéciales, tortures, exécutions sommaires et représailles collectives sont, en effet, désormais le lot quotidien de la population. Véritable armée de réserve des GIA, les victimes de la répression se font chaque jour plus nombreuses : fuyant les quartiers populaires des grandes agglomérations, les victimes potentielles trouvent dans les groupes armés les plus intransigeants un refuge à même d'assouvir leur désir de vengeance. Tandis que l'Armée islamique du salut (AIS) recrute surtout d'anciens activistes impliqués dans les actions violentes des années 1980, des militants du FIS et des cadres du parti menacés par la répression, les GIA mobilisent une partie de la jeunesse marginalisée par le FIS et échappant au contrôle des groupes clandestins plus ou moins issus de celui-ci. La brutalité des GIA a conduit toutefois une part croissante de la population des quartiers populaires, clientèle « naturelle » du FIS, à se démarquer du camp islamiste. Soucieux de préserver une base qui a de tout temps fait leur force, les dirigeants du parti se sont alors décidés à entamer un dialogue avec le pouvoir militaire.

Dans les maquis, par ailleurs, les embuscades meurtrières se sont multipliées. En mettant en échec la politique du « tout sécuritaire » mise en œuvre par le général d'état-major Mohamed Lamari, qui coordonne la lutte antiterroriste, ces embuscades menacent le consensus généralement de rigueur au sein de l'armée algérienne, désormais scindée entre partisans du « dialogue » et « éradicateurs ». L'évasion de la prison de Tazoult (ex-Lambèze), en mars, d'un millier de détenus islamistes a fait, à cet égard, l'effet d'un séisme, les militaires partisans d'un dialogue avec les islamistes étant alors obligés de négocier une trêve au plus vite afin de préserver l'unité de l'armée, seul rempart contre une prise de pouvoir monopolistique de la part du FIS. D'autre part, l'accentuation de la revendication berbériste et l'extension géographique du conflit à la Kabylie conduisent le pouvoir à prendre position sur la question de l'identité algérienne et à privilégier sa dimension arabo-islamique, préalable à un accord islamo-nationaliste avec le FIS.