Journal de l'année Édition 1995 1995Éd. 1995

Le vertige du patrimoine

Les 17 et 18 septembre 1994, dans toute la France, plus de 6 millions de personnes ont répondu aux journées du Patrimoine, organisées par la Caisse des monuments historiques et des sites. Dix mille établissements patrimoniaux étaient ouverts pour l'occasion. Certains pour la première fois. Les palais nationaux étaient comme d'habitude les plus courus : l'Élysée recevait 20 000 visiteurs, 10 000 se pressaient au Val-de-Grâce, l'hôtel de ville de Lyon en accueillait 25 000, et l'Alsace voyait la fréquentation de ses monuments bondir de 30 à 50 %. L'opération ne se bornait pas à la France : elle était suivie par une vingtaine de pays européens qui ont attrapé le virus de cette obsession française.

Vitrine

Deux mois et demi plus tard, le 28 novembre, se tenaient au palais de Chaillot les 7e entretiens du Patrimoine, présidés par l'historien Pierre Nora, devant une assistance exceptionnellement nombreuse. À l'issue du colloque, le ministre de la Culture, Jacques Toubon, annonçait l'affectation de la majeure partie de l'aile « Paris » de Chaillot au futur centre pour le Patrimoine monumental et urbain. Le ministre précisait qu'il s'agissait là d'« un ensemble cohérent totalement voué à la culture du patrimoine monumental. (...) Un lieu de contacts avec des publics variés. » Non content de se célébrer aux quatre coins de la France, le Patrimoine allait avoir sa vitrine. Au cœur du dispositif (22 500 mètres carrés), le projet prévoit : la refonte du musée des Monuments français (15 000 mètres carrés), cimetière pour une collection de moulages de fragments d'architectures médiévales et Renaissance, désespérément vide de toute espèce de public ; l'installation d'une médiathèque (5 800 mètres carrés) qui rassemblera des fonds d'archives, des livres, des photos, des plans, des dossiers techniques, aujourd'hui dispersés ; le redéploiement de l'école de Chaillot qui forme les architectes des Bâtiments de France et des Monuments historiques. Le projet, qui coûtera de 150 à 200 millions de francs, est à préciser. On semble s'orienter vers une sorte de musée de l'architecture qui n'ose pas dire son nom. Logiquement, la création de cet établissement devrait être l'occasion d'une campagne de moulages de bâtiments des xixe et xxe siècles.

Inventaire

Campagne qui s'appuiera sur le service de l'Inventaire dont on fêtait également cette année le trentième anniversaire. Cet organisme ambitieux, prestigieux, reste un mystère pour une grande partie du public français. En 1964, à l'instigation de l'historien d'art André Chastel, André Malraux, ministre des Affaires culturelles du général de Gaulle, prenait la décision de créer un organisme dans le droit fil des grandes utopies romantiques qui avaient précédé la naissance du service des Monuments historiques. Service de la direction du Patrimoine, le but de l'Inventaire est de dresser un cadastre, d'enregistrer une photo, d'établir l'analyse spectrale de la totalité des richesses artistiques et historiques de la France. Un tel travail, long et minutieux, ne sera sûrement pas achevé avant un demi-siècle. Mais cet anniversaire et le colloque qui l'accompagnait étaient aussi l'occasion de faire le point sur l'évolution du Patrimoine depuis trente ans. Pierre Nora, pilier de l'École des hautes études, fondateur de la revue le Débat et qui a dirigé la publication des sept volumes des Lieux de mémoire (éditions Gallimard), a rappelé les grandes étapes de cette évolution et surtout son enjeu.

L'intérêt pour le Patrimoine s'est emballé au début de la dernière décennie. Sa montée en puissance est à mettre en parallèle avec celle de l'écologie. 1980, l'année du Patrimoine décrétée par Valéry Giscard d'Estaing, alors président de la République, révèle une prise de conscience nouvelle. Très vite, le mot perd sa traditionnelle acception notariale, remplacée par l'idée d'un bien collectif. Bien collectif d'un groupe particulier qui déchiffre dans sa récupération une part essentielle et constitutive de son identité : patrimoine industriel ou paysan, corse ou breton, des fabricants de sabots ou des chauffeurs de locomotives. Désormais, le Patrimoine touche à tous les domaines. Matière vivante, véhicule de la mémoire collective, moteur économique en puissance, sa nouvelle dimension donne le vertige car elle exprime des refoulements qui ne sont pas toujours très sains : le Patrimoine peut être aussi une charge stérile ou une banale marchandise et s'érige parfois en religion avec ses intégristes et ses superstitions. Si l'attachement au passé est sans doute lié à la terreur de la laideur inspirée par trop de médiocres réalisations en matière d'architecture ou d'urbanisme, le danger d'un embaumement général de la société, où les gens donnent l'impression d'avancer l'œil rivé dans un rétroviseur qui leur renvoie un mythique âge d'or, n'est pas négligeable. Mais le mouvement patrimonial peut également avoir les vertus d'une psychanalyse collective destinée à libérer du ressassement du passé les citoyens d'un vieux pays. On retrouve cette même ambiguïté dans la vogue des commémorations, autre élément de la mémoire collective. Cette année a été riche en célébrations : cinquantenaire du débarquement du 6 juin 1944, de la libération de Paris, du débarquement en Provence et de la prise de Strasbourg. Cette irritante « commémorationite » signale pourtant les malaises et les angoisses de la France : le sentiment d'être sorti de la « grande histoire », la crise d'identité provoquée par la construction européenne, l'immigration et le problème posé à sa tradition assimilatrice, la présence d'un fort contingent étranger plus difficile à « digérer ». Ces « moments » peuvent paraître – et sont bien — des cas artificiels. Surtout quand la réalité historique est mise à mal pour les besoins d'une démonstration rétrospective. La mise en scène de la libération de Paris avait de quoi irriter l'historien le moins sourcilleux ou l'acteur doté de mémoire. Mais, dans un pays où une partie de la société française reste arc-boutée sur son Patrimoine, de l'orthographe aux couplets de la Marseillaise, en passant par la francophonie, ces commémorations jouent un rôle : elles sont l'expression de la régulation des conflits.