Journal de l'année Édition 1995 1995Éd. 1995

Biologie : la piste du génome

Cette année encore, les faits marquants survenus dans le domaine de la biologie gravitent pour l'essentiel autour du projet Génome humain. Ce fabuleux programme de recherche lancé en 1989 prévoit, au prix fort (près de 20 milliards de francs), de décrypter d'ici à l'an 2000 l'intégralité du patrimoine héréditaire de l'espèce humaine. À la clé se trouvent, rappelons-le, la connaissance – inimaginable il y a seulement 20 ans – du fonctionnement des gènes et de l'organisation de notre programme génétique, et. surtout, des perspectives inestimables sur le plan médical, puisque l'on recense plus de 3 000 maladies héréditaires, pour la plupart graves et actuellement intraitables, dont les causes et les mécanismes pourraient ainsi être élucidés.

Bio-informatique

À mesure que les données s'accumulent, se développe ainsi une nouvelle discipline, à laquelle les principaux pays lancés dans cette course aux gènes prêtent désormais intérêt : la bio-informatique. Les progrès récemment enregistrés par le laboratoire français Généthon (financé par les bénéfices du Téléthon) résument à eux seuls la complexité du problème. Publiée fin 1993 dans la très sérieuse revue britannique Nature, la « carte » du génome humain établie par l'équipe française se compose en effet de plus de 2 000 fragments d'ADN (acide désoxyribonucléique, support de l'hérédité), l'ensemble de ces fragments, correctement reliés entre eux, représentant l'intégralité du programme génétique contenu dans nos 23 paires de chromosomes.

Question : comment s'y retrouver dans cette masse d'informations ? Désireuse de respecter les règles qui prévalent dans la recherche publique, l'équipe du Généthon a mis la totalité de ses données à la disposition de la communauté scientifique, via le réseau électronique Internet. Ses informaticiens ont également développé des logiciels spécifiques, qui permettent de travailler efficacement sur ces milliers de séquences génétiques. Mais ces logiciels, encore expérimentaux, ne peuvent être employés librement par les biologistes. Une lacune dont le GREG (Groupement d'intérêt public chargé de gérer, en France, le projet Génome) a bien pris conscience, puisqu'il a lancé, en 1993, plusieurs appels d'offre relatifs à la bio-informatique. L'initiative, louable, semble toutefois n'avoir guère porté ses fruits : un an plus tard, les chercheurs impliqués dans le programme Génome ne disposent toujours d'aucun réseau informatique d'importance... Autre constatation : le programme Génome humain est désormais trop bien lancé, ses enjeux économiques sont trop importants pour que la recherche publique y suffise. En entrant de plain-pied dans la « Big Science », le décryptage de nos gènes pose une question que les spécialistes sont loin d'avoir résolue : l'exploitation du patrimoine héréditaire de l'espèce humaine. En 1992, le très puissant National Institute of Health (NIH) américain ouvrait ainsi les hostilités en déposant des demandes de brevets portant sur plusieurs milliers de séquences génétiques humaines. Demandes rejetées un an plus tard par l'Office américain des brevets, celui-ci arguant du fait qu'elles ne répondaient pas à deux critères indispensables à la brevetabilité : l'invention et l'application industrielle.

Au-delà de la question théorique (qu'est-ce qui est brevetable ?, qu'est-ce qui ne l'est pas ?), l'offensive du NIH déclencha, au plan éthique, la réprobation quasi unanime des responsables internationaux du projet Génome. Plusieurs voix, et non des moindres, s'élevèrent avec vigueur pour rappeler que le matériel génétique de l'espèce humaine, s'il constitue un outil de recherche inestimable, ne se prête guère à la commercialisation. Devant un tel tollé, le NIH renonça in extremis, début 1994, à faire appel de la décision de l'Office des brevets, tandis que le Comité international de bioéthique (CIB), mis en place en 1993 par l'Unesco, planche actuellement sur une déclaration concernant le génome humain. Reste à la communauté internationale à définir ce que recouvrira, à l'avenir, la notion de « brevetabilité du vivant ». Un domaine dans lequel le consensus devra s'imposer tôt ou tard, puisque 80 % de tous les médicaments présents sur le marché pourraient être fabriqués, d'ici à l'an 2010, par des méthodes employant de près ou de loin le génie génétique.

La manipulation du vivant

Loin de se cantonner à la connaissance de son propre génome, l'espèce humaine détient, en effet, d'une manière désormais quasi illimitée, le pouvoir de transformer le vivant. La « greffe » de gènes étrangers permet par exemple, en créant des espèces « transgénétiques », d'améliorer les caractéristiques génétiques du bétail et des plantes cultivées avec une efficacité jamais atteinte par les méthodes de sélection traditionnelles. Quelques années ont ainsi suffi à la société de biotechnologie américaine Calgene pour obtenir une nouvelle variété de tomate, baptisée « Flavr Savr », dont le processus de maturation a été ralenti par modification génétique. Pour parvenir à leurs fins, les chercheurs de Calgene ont tout d'abord réussi à repérer les gènes d'une enzyme, la polygalacturonase, qui joue un rôle clé dans l'amollissement de la tomate. Une fois ce gène isolé, ils sont ensuite parvenus à bloquer son activité en mettant en œuvre une technique de plus en plus courante en biologie moléculaire, dite « stratégie antisens ». Résultat : une tomate mûre et ferme des semaines durant, apte à voyager ou à être vendue hors saison sans pour autant perdre ses couleurs.