L'état des Français à la veille des élections

L'échéance de l'élection présidentielle est doublement exceptionnelle. D'abord par sa place dans le calendrier, qui la situe à la fin d'un millénaire. Ensuite parce qu'elle intervient à un moment où la France se trouve à un carrefour de son histoire sociale. Cette situation va évidemment jouer un rôle déterminant dans le choix qui sera fait par les électeurs. Celui-ci sera motivé par des raisons que l'on n'entend guère évoquer, tant par les acteurs de la vie politique ou économique que par les observateurs de la réalité sociale.

La sensibilité des Français se situe plutôt à gauche

Les sondages montrent que les Français sont las de 14 ans de mitterrandisme. Ils indiquent depuis 1992 un écroulement de l'audience de la gauche, surtout socialiste. Cette désaffection a été particulièrement flagrante lors des élections législatives de mars 1993. Pourtant, d'autres éléments permettent de penser que la sensibilité des Français se situe plutôt à gauche, si l'on se réfère à la vocation sociale traditionnelle de celle-ci. Les problèmes à résoudre en priorité sont en effet des questions dites « de société », avec évidemment en tête le chômage, source principale de l'angoisse collective. Au-delà du chômage, les interrogations des Français sont aussi de nature sociale. Beaucoup attendent la mise en place d'une « autre société », plus juste, plus solidaire, plus harmonieuse. Et ces mots sont aujourd'hui chargés d'un sens nouveau et fort. La revendication libertaire, qui a été en grande partie satisfaite au cours des 25 dernières années, diminue au profit des revendications d'égalité et de fraternité, qui ont connu pendant cette période une nette dégradation.

Contrairement à ce qui est communément admis, on peut donc penser que l'étiquette politique des candidats à la présidence ne sera pas déterminante dans les votes. Seuls compteront leur projet pour l'avenir, leur volonté de le faire aboutir et leur crédibilité face à la question obsédante du chômage.

Les revendications soixante-huitardes resurgissent

On se trompe en pensant que Mai-68 fut une révolution avortée. Elle a seulement été mise entre parenthèses, reportée à des jours meilleurs pour cause de crise économique. Avec la perspective d'une reprise de la croissance, les revendications en faveur d'une autre société reviennent aujourd'hui à la surface.

Certes, les conditions psychologiques ne sont plus les mêmes. Au cours de ce dernier quart de siècle, les Français ont beaucoup appris. Les grands chocs, de nature économique (1973, crise pétrolière), politique (1981, victoire de la gauche), culturelle (1982, recentrage de la gauche), écologique (1986, Tchernobyl), financière (1987, krach boursier), psychologique (1989, chute du mur de Berlin ; 1991, guerre du Golfe), leur ont servi de révélateurs. Ils sont aujourd'hui conscients du poids de l'environnement international. Ils ne sont plus fascinés par les révolutions exotiques et ne regardent pas ce qui se passe en Chine, au Japon, au Mexique ou en Scandinavie avec la même candeur. Ils savent au contraire que le monde est dangereux et que de nombreuses menaces pèsent sur les démocraties ; les atteintes contre l'environnement, les formes diverses d'intégrisme, la démographie des pays pauvres sont des bombes à retardement qui peuvent exploser à tout moment.

Mais les leçons de réalisme prodiguées par l'histoire récente n'ont pas cassé chez les Français la fibre utopiste. Si la plupart des anciens de 68 sont devenus des bourgeois attentifs à leur « réussite » personnelle, mesurée par un statut social et un pouvoir d'achat, beaucoup s'interrogent aujourd'hui sur le prix à payer pour les obtenir, les maintenir ou les accroître. Ils ont ainsi pu constater que l'accumulation du confort matériel s'était accompagnée d'un inconfort moral, intellectuel et spirituel. Les transformations récentes en matière de consommation en sont la traduction directe. Les modes de vie tendent à se « dématérialiser », les priorités se modifient. Entre l'argent et le temps, la quantité et la qualité, la vitesse et la précipitation, de nouveaux choix commencent à être faits, qui vont changer, peut-être bouleverser la notion de modernité.