Journal de l'année Édition 1994 1994Éd. 1994

Algérie : l'état de violence

L'Algérie en 1993 n'est pas en « guerre civile » si cela implique des occupations partielles ou totales de portions de territoire par des groupes organisés contestant l'État. Il n'y a pas (encore ?) de « wilayas » évoquant « la guerre d'Algérie » (1954-1962). Mais il y a des groupes armés pratiquant la guérilla urbaine et rurale, éclatés en unités mobiles et peu concertées, sans « commandement unifié de la lutte armée », des leaders politiques emprisonnés ou en exil sans lieu d'arbitrage. Il y a bien une direction exécutive du Front islamique de salut à l'étranger, mais de quoi est-elle « l'exécutif » ? Du côté de « l'État », la situation n'est différente que parce qu'il y a des unités (en uniforme), des fonctionnaires payés (mal et parfois en retard), un budget (au déficit égal à la moitié des recettes), une dette de 26 milliards de dollars dont le service continue à être fait régulièrement, mais cet État est surtout un ensemble de groupes et d'appareils dont la seule caractéristique est de n'être pas officiellement fragmentés, mais dont les règles du jeu présentes et à venir sont obscures, peut-être même aux yeux de ses membres.

Brouillage

L'Algérie est donc en « état de violence » : les sentiments de vulnérabilité, de méfiance et d'enfermement brouillent les perceptions et empêchent de nombreux acteurs d'anticiper à court terme, entre l'immédiat de la menace et le long terme de « l'avenir radieux » pour les uns, de l'apocalypse pour d'autres. Même les chiffres officiels (et aussitôt discutables) et leur brutalité sont engloutis dans le tourbillon des interprétations. 2 000 ou 4 000 morts depuis février 1992 ? 755 « terroristes » exécutés au combat ou ailleurs depuis le début 1993 ? 300 condamnations à mort dans la même période ? L'horreur frappe, à la base, des « islamistes » dénoncés sans preuve comme tels et des « communistes » (ceux qui ont une voiture et dont la femme travaille), en passant par « les auxiliaires du pouvoir » (des intellectuels dits « francophones » aux familles des policiers) et « les usurpateurs du choix du peuple », qui ont des fonctions administratives dans les communes. Elle frappe aussi, à l'étage intermédiaire, un médecin dans son hôpital, un journaliste et romancier et, au sommet, un ancien ministre, voire un ex-« tout-puissant » Premier ministre. Les étrangers ne sont évidemment pas épargnés durant le dernier trimestre.

Ces violences ont deux caractères : elles ne sont pas toujours imputables, et cependant elles divisent le champ politique. Le FIS ayant obtenu en 1991 les voix du tiers des électeurs inscrits et celles de la moitié des votants, et les « islamistes » semblant occuper la totalité du champ de la violence (partie comme victimes, partie comme « combattants »), il est tentant de voir le problème de l'Algérie en 1993 comme un affrontement entre une opposition, dont le nationalisme culturel mobilise les « exclus » au nom de la justice... et du ressentiment, et un « État » de sécurité nationale défendant son autonomie... et les avantages acquis par ses élites.

Cette problématique paraît irrésistible à l'observateur de l'événement. Elle n'en est pas moins discutable, car elle suppose que le problème de la guerre politique et sociale recouvre exactement trois autres problèmes, alors qu'il tend à les absorber pour les déformer.

L'économie

Le premier est le problème économique, sur lequel l'opposition n'a rien à dire, sauf quelques généralités tirées de la vulgate islamique plutôt économiquement libérale, ce qui lui permet d'encaisser sans bouger les dividendes des « échecs » des politiques économiques. Après un effort de libéralisme imparfait sous le gouvernement Ghozali, Belaïd Abdesslam recourut à ce qu'il avait toujours su faire : une économie administrée avec des mesures d'austérité, le tout corrigé par quelques ouvertures libérales, notamment en matière de traitement des investissements. Il fut remplacé le 21 août par son ministre des Affaires étrangères et membre du Haut Comité d'État, Redha Malek. Appartenant à la génération du FLN de guerre (tout comme son prédécesseur), ce dernier entend relancer les réformes vers l'économie de marché et obtenir un allégement de la dette sans négocier son rééchelonnement. Le FMI a invité l'Algérie à dévaluer sa monnaie de 50 %, à supprimer les subventions, à assainir le secteur public et à adopter une économie ouverte. La vérité est cependant qu'on ne peut prendre au sérieux une politique économique dont personne ne sait si elle sera appliquée et pour combien de temps. Le marché des hydrocarbures, l'état du marché financier international et la pression démographique sont des éléments plus importants que les actions gouvernementales pour conjecturer l'avenir.

Le problème socio-culturel

Celui-ci a trois aspects : la stratification d'une société de masse, fragmentée selon de multiples lignes de clivages (génération, âge, sexe, ethnie, régions, factions), se combine avec la frustration née de la chute brutale, à partir de 1987, des allocations que permettaient les plans de développement financés par la rente pétrolière ; cette frustration frappe particulièrement les jeunes, que l'éducation n'a pas plus aidés à se situer dans le marché de l'emploi qu'à trouver une identité culturelle et historique. D'où l'importance des oppositions entre des « styles de vie » qui ne recouvrent pas des oppositions de classe socio-économiques, ainsi que le rejet d'un régime dont la corruption est moins sensible que la « corrosion ». La « nomenklatura » est rejetée parce qu'elle n'a plus redistribué les ressources et est suspectée de les avoir gardées pour elle.