Les débats philosophiques de l'année

L'effet Drewermann

Comment comprendre l'écho rencontré par la publication des Fonctionnaires de Dieu (Albin Michel, 1993) du théologien allemand Eugen Drewermann ? Refusé par les Éditions du Cerf, qui avaient pourtant contribué à le faire connaître en France en publiant la traduction de plusieurs de ses livres, cet ouvrage a suscité un débat qui s'est polarisé sur la méthode d'analyse privilégiée par l'auteur, mais aussi – de manière plus souterraine – sur le rôle de l'Église catholique dans les démocraties contemporaines.

Sur le plan de la méthode, le lecteur français n'a pas toujours été convaincu par un recours ambigu à l'histoire des mythes – le christianisme est moins considéré par Drewermann comme une religion de la parole que comme une religion inscrite dans la descendance des religions mythique ou pharaonique – ou à la psychanalyse freudienne. Mais faut-il voir dans cette ultime version de la « névrose chrétienne », que le catholicisme postconciliaire avait déjà largement vulgarisée en France (Marc Oraison, Françoise Dolto, Denis Vasse...), un retard dû à la culture allemande ? Ce serait passer sous silence la réflexion originale et fort personnelle de l'auteur sur la question du mal et de la peur (voir l'article de Bernard Lauret dans Esprit, juillet-août 1993), qui n'est pas sans rejoindre celle d'un historien comme Jean Delumeau. Mais c'est également faire l'impasse sur la situation de détresse et les obstacles psychologiques auxquels se heurtent de nombreux prêtres aujourd'hui (voir à ce propos l'enquête de Pascal Dibie, la Tribu sacrée, Ethnologie des prêtres, Grasset, 1993). En rester à la seule discussion méthodologique revient cependant à ignorer l'actualité d'un ouvrage qui participe en France d'un intérêt inattendu pour la théologie et l'histoire des religions d'un côté, et, de l'autre, d'une interrogation sur l'avenir de l'Église catholique, sur cette stratégie romaine que la publication à l'automne 1993 de l'encyclique Splendor veritatis (Splendeur de la vérité) invite une nouvelle fois à prendre en considération.

Aura-t-il fallu attendre les élections législatives de mars 1993 et le succès du « balladurisme » pour observer que la culture catholique n'est pas morte en France ? Le succès rencontré par le Nouveau Catéchisme – près de un million d'exemplaires –, les tirages impressionnants des nouveaux manuels de théologie (Théo, par exemple) ont rappelé que l'érosion des pratiques et le mouvement de sécularisation ne se traduisaient pas spontanément par un évanouissement du phénomène religieux et de la réflexion théologique. Mais comment comprendre ce renouveau d'intérêt pour le religieux qui épouse une dimension sociologique et institutionnelle ?

Sur le plan sociologique, on assiste moins à une renaissance des pratiques traditionnelles qu'à l'apparition de comportements dont la caractéristique est double : d'une part, ceux-ci expriment une alliance avec les sciences, contribuent à l'émergence d'une « nébuleuse mystique-ésotérique » – pour reprendre l'expression de la sociologue Françoise Champion –, bref ils traduisent moins une opposition à la science ou à la technique qu'ils n'en sont la contrepartie sur le plan émotionnel (« religions de contrebande », « new âge »). Ce qui renverse l'antagonisme traditionnel entre science et foi, et relativise l'opposition entre culture scientiste/républicaine et culture religieuse. D'autre part, ces nouveaux comportements traduisent une individualisation des pratiques, qui se détachent progressivement des institutions qui les organisaient traditionnellement.

Divers publications et travaux, qui témoignent de la vitalité de ce secteur, s'interrogent sur l'avenir possible de l'Église. On peut distinguer quatre attitudes qui ont toutes le mérite de souligner que le nœud du débat réside dans les liens que l'Église institue avec les individus en démocratie. Alors que le sociologue Patrick Michel (In Archives de sciences sociales des religions, 1993) souligne que la crise de la pratique religieuse est liée au fossé qui se creuse inéluctablement au sein d'une société individualiste-démocratique entre des parcours individuels et l'Église, le politologue Jean-Marie Donégani voit dans la rigidité du discours romain un équilibre indispensable à la survie d'une institution fragilisée par la « victoire du libéralisme ». Mais, au fond, ces deux attitudes admettent le postulat selon lequel le catholicisme a fini par se conformer aux impératifs du libéralisme, même s'il continue à agir différemment sur le plan social et sur celui des mœurs. Quoi qu'il en soit de l'interprétation possible du rapport de l'Église catholique à la démocratie, une dernière analyse met l'accent sur la stratégie polonaise du pape : selon la sociologue Danièle Hervieu-Léger, par exemple, Rome aurait tendance à mettre entre parenthèses une Europe libérale dont elle ne peut tolérer l'individualisme foncier. Ce qui conduirait Rome à imaginer que l'avenir du christianisme se trouve dans les sociétés non européennes, en Afrique noire ou en Amérique latine, dans un monde qui n'a pas encore succombé aux maux de l'individualisme libéral, même si celui-ci subit déjà les conséquences du marché économique.