Journal de l'année Édition 1994 1994Éd. 1994

La science saisie par le chaos

L'idée est si séduisante qu'elle a quitté les revues savantes pour envahir la littérature, le septième art, et l'art tout court. Depuis cinq ou six ans, les spécialistes d'une science nouvelle, celle du chaos, répètent à qui veut les entendre – équations à l'appui – qu'il est impossible de maîtriser totalement les phénomènes complexes et que subsistera toujours une petite part de hasard échappant à toute analyse. Le spécialiste du chaos est devenu un héros incontournable. Robert Redford, dans le film Havana, parle d'une libellule en mer de Chine déclenchant un cyclone dans les Caraïbes ; côté littérature, William Boyd dans Brazzaville Plage et Michael Crichton dans le Parc jurassique racontent que le battement des ailes d'un papillon suffit à engendrer, à l'autre bout du globe, quelque effroyable catastrophe climatique. Dans le milieu scientifique, l'« effet papillon » est devenu l'emblème d'un nouveau paradigme : on pensait naïvement qu'un phénomène décrit par des équations était prévisible à tout instant ; on sait aujourd'hui qu'il n'en est rien depuis la mésaventure qu'a connue un météorologue américain. Edward Lorenz, il y a une trentaine d'années.

Les nouveaux méchants d'Hollywood

Si le cinéma est le reflet fidèle de la société, il faut croire que la science fait peur. Jurassic Park met en scène un informaticien véreux trafiquant des embryons de dinosaures, le Fugitif une compagnie pharmaceutique prête à tout pour s'ouvrir de nouveaux marchés. L'auréole du savant travaillant pour le bien de l'humanité serait-elle sur le point de s'envoler ? Le biologiste François Jacob nous rassure à moitié : « La science n'est ni bonne ni mauvaise ; c'est l'usage qu'en fait la société qui peut être bon ou mauvais. »

Déterminisme

Lorenz tentait alors de faire « tourner », sur un des premiers gros ordinateurs, un programme de prévision du temps. Pour mettre toutes les chances de son côté, il avait simplifié au maximum les équations du mouvement de l'atmosphère. Après cinq à six heures de calcul, qui correspondaient à un mois d'évolution du temps, le programme prévoyait du soleil sur la Californie. Pour vérifier son résultat, Lorenz recommença l'opération... et obtint de la pluie. Il lui fallut plusieurs jours pour trouver l'origine de ce curieux comportement : les équations utilisées, pour simples qu'elles soient, sont sensibles aux conditions initiales. En d'autres termes, il suffit de modifier la neuvième décimale dans une des données initiales pour obtenir des résultats totalement différents. Pour rendre compte du phénomène, Lorenz expliqua qu'un battement d'ailes de papillon au Brésil pouvait déclencher une tornade au Texas...

Les effets du chaos « déterministe », ainsi baptisé car engendré par des équations a priori déterministes, ont dès lors été identifiés dans tous les domaines de la science. L'eau qui bout dans une casserole, le mouvement d'une pendule ou de la comète de Halley, les vibrations d'une pale d'hélicoptère ou les tremblements de terre, tout cela obéit à des équations mais devient, à plus ou moins long terme, parfaitement imprévisible. Le jeu de billard en est un exemple célèbre. La trajectoire d'une boule peut être calculée sans difficulté après deux ou trois chocs, mais après neufs chocs, il apparaît que la position des spectateurs dans la salle influe sur le résultat ! Un astronome français, Jacques Laskar, a montré que le système solaire lui-même, pourtant l'archétype de la régularité, est en réalité un système chaotique. Toutes ses planètes, surtout les plus petites, ont connu ou connaîtront des périodes chaotiques à l'image de cet astéroïde, Hypérion, que la sonde Voyager II a vu osciller sur son axe de façon tout à fait imprévisible. Notre bonne vieille Terre, si elle connaît aujourd'hui une période de stabilité, en viendra à s'agiter de façon aussi désordonnée que les planètes devenues folles d'une célèbre publicité pour boisson gazeuse.

La Lune et la physique

Émoi chez les physiciens des particules travaillant au grand accélérateur du Cern de Genève : la Lune a une influence sur leurs expériences. Un chercheur a montré que les variations, jusque-là inexpliquées, de l'énergie des faisceaux de l'accélérateur, sont parfaitement corrélées avec les phases de la Lune. La machine étant enterrée à 50 m sous terre, elle se déforme légèrement sous l'effet des marées terrestres dues à l'attraction lunaire. Personne n'y avait pensé...

Désordre ordonné

Entre la stabilité parfaite et le désordre total, que l'on jugeait jusqu'ici inaccessible à l'analyse, existe donc un désordre relativement ordonné, celui du chaos, qui possède une « signature ». Car la météorologie de Lorenz ou le mouvement de la Terre dans 100 millions d'années ne sont que partiellement imprévisibles. Si l'on représente les états d'un phénomène complètement désordonné par une suite de points dans un plan, le plan va finir par se couvrir de points alors qu'un phénomène ordonné sera représenté par une figure simple : un objet en mouvement uniforme, par exemple, donnera un point et le mouvement d'une balançoire donnera un cercle. Un phénomène chaotique, lui, est représenté par un « attracteur échange ». « Attracteur », car le système reste sur une figure bien définie ; « étrange », car, à un instant donné, il est impossible de dire en quel point de cette figure va se placer le point suivant. Les équations de Lorenz ont pour attracteur étrange un huit à trois dimensions ; l'état de l'atmosphère est toujours situé sur ce huit, mais nul ne peut le prévoir exactement.