Italie : la réforme ou la désagrégation ?

Où va l'Italie ?

Est-elle en train de glisser de la première à la deuxième République ? S'agit-il d'une révolution douce ou plutôt d'une guerre civile froide ? La première révolution de l'histoire réalisée par les procureurs de la République n'a pas encore apporté de réponse claire aux questions que se posent ses élites, ses citoyens, ses partenaires en Europe et dans le monde. Sur les différents fronts où se joue la partie – la lutte contre la Mafia, l'opération « Mains propres » et la répression de la corruption des élus, la crise économique et la ruine des finances publiques, la réforme politique et institutionnelle qui devrait répondre à l'ensemble de ces points de crise –, l'année 1993 a marqué une série d'avancées vite suivies de reculs, ce qui n'autorise pas un diagnostic très optimiste. Dans la lutte sans merci que se livrent désormais l'État italien et la Cosa Nostra sicilienne (72 municipalités dissoutes, 22 000 personnes inculpées, 2 895 incarcérées, 2 348 milliards de lires de biens séquestrés en un an, mais aussi 20 attentats en 9 mois), l'année avait commencé avec une victoire éclatante des forces de l'ordre : l'arrestation, le 15 janvier, en plein centre de Palerme, du numéro un de l'organisation criminelle, Salvatore Riina, commanditaire de l'assassinat du juge Falcone. Puis vint, le 27 mars, l'ouverture d'une enquête du parquet de Palerme à rencontre de Giulio Andreotti, celui qui, depuis 1946, avait fait partie de presque tous les gouvernements de la République, qui en avait dirigé plusieurs aux moments les plus chauds de l'histoire de l'après-guerre et jusqu'en avril 92, date des élections qui avaient annoncé ce que tous les Italiens appellent désormais « la fin du régime ». Ce notable catholique et démocrate chrétien, dont même les adversaires les plus acharnés n'osaient mettre en doute l'intelligence politique, avait frôlé – et toujours évité de justesse – la plupart des grands scandales du pays, dont celui de la loge maçonnique P2. Cependant, seules les oppositions extrêmes et une poignée d'intellectuels avaient osé l'accuser de ce qui est devenu depuis une inculpation officielle, la plus terrible pour un homme politique : collusion avec « des associations de type mafieux ». Le procès contre Giulio Andreotti, qui devrait avoir lieu en 1994, s'annonce déjà comme un grand moment de vérité de l'histoire italienne. D'abord acculée à la défensive, la « Pieuvre » n'a cependant pas tardé à relever la tête : un attentat contre le musée des Offices, à Florence, faisait, le 27 mai, 6 morts et causait des dégâts considérables aux œuvres d'art ; puis, le 27 juillet, trois autres attentats à la voiture piégée – un à Milan et deux à Rome, près de la basilique Saint-Jean-de-Latran, qui en fut gravement endommagée – provoquèrent la mort de 5 autres personnes. Non revendiqués, ces attentats – par la terreur aveugle qui les caractérise, alliée à une volonté manifeste d'obtenir, par le choix des cibles, le plus grand retentissement possible hors du pays – ont été attribués par les analystes les plus avertis à une initiative de la Mafia, visant à prouver à l'opinion que celle-ci n'est pas encore morte et qu'elle n'a pas l'intention d'abandonner le combat. Quelques mois plus tard, les enquêteurs en ont eu les preuves.

Hécatombe

Commencée le 17 février 1992 avec l'arrestation d'un socialiste milanais pour un pot-de-vin de 25 000 francs, l'opération « Mains propres » a mis en cause, tout au long de l'année 93, une bonne partie de la classe politique, plusieurs dirigeants des services secrets et de nombreux hommes d'affaires. Liquidé le PSI, dont l'ex-secrétaire, Bettino Craxi, a perdu l'immunité parlementaire, tout comme son challenger interne, le brillant ex-ministre de la Justice Claudio Martelli, pourtant à l'origine d'un véritable tournant dans la lutte contre la Mafia : les enquêtes sur les caisses noires de l'ENI, le holding pétrochimique d'État, les ont éclaboussés. Et, avec eux, la plupart des anciens dirigeants du parti, à l'exception notable de Giuliano Amato, Premier ministre jusqu'au 18 avril 93, qui a conservé une audience politique certaine mais se garde bien de revendiquer son appartenance au parti. Décapité, l'ancien groupe dirigeant de la Démocratie chrétienne : la plupart de ses chefs historiques ont dû quitter la scène et devront passer devant les tribunaux. Même les chefs des petits partis du centre, à la réputation pourtant moins sulfureuse, ont été inculpés et contraints à la démission : Giorgio La Malfa, républicain, Renato Altissimo, libéral, Carlo Vizzini, social-démocrate. Seuls les secrétaires des partis qui n'ont jamais été au gouvernement sont restés en place. Les grands groupes industriels n'ont pas non plus été épargnés : arrêtés, Franco Nobili, président de l'IRI, un des dix premiers conglomérats mondiaux par son chiffre d'affaires, Gabriele Cagliari, président de l'ENI, Salvatore Ligresti, bâtiment et travaux publics, troisième fortune personnelle du pays, Francesco Paolo Mattioli, numéro trois du groupe Fiat, dont le numéro deux, Cesare Romiti, a également été inculpé. Inculpés également, deux hauts dirigeants de Fininvest, le groupe de M. Berlusconi. Avec eux, des dizaines d'industriels, de managers de très haut niveau, de dirigeants du secteur public et de l'administration de l'État. L'enquête a révélé que le montant annuel des pots-de-vin approchait les 40 milliards de francs, une somme qui pourrait couvrir le paiement des 250 000 personnes constituant la classe politique et ses employés. Un millier de personnes ont été arrêtées, 10 % des élus italiens ont déjà eu affaire à la Justice. Mais 1993 a vu aussi s'ouvrir des fissures dans le consensus qui, dès le départ, avait entouré l'activité des magistrats et notamment celle du plus populaire d'entre eux, Antonio Di Pietro.

La tornade Di Pietro

Ce petit juge de 42 ans, issu d'une famille de paysans pauvres du Mezzogiorno, entré dans la magistrature après avoir fait tous les métiers, dont celui de policier, a le culte de l'efficacité avant tout. Il n'hésitera pas à jeter le numéro trois du groupe Fiat en prison, dans la même cellule qu'un malade du sida, afin d'obtenir plus vite sa confession. Toute sa stratégie, en effet, repose sur les aveux des inculpés, dont la plus grande partie s'est révélée incapable de résister aux tourments de l'incarcération. Depuis le début de l'enquête, 12 personnes se sont suicidées. Mais, quand Gabriele Cagliari, détenu depuis 4 mois, parce que M. Di Pietro prétendait qu'il n'avait pas suffisamment « donné » ses éventuels complices, se suicida le 20 juillet, une partie de l'opinion – certes, minoritaire – a commencé à émettre des réserves sur les méthodes utilisées par les magistrats et leur compatibilité avec un État de droit. Une semaine après Cagliari, c'était au tour de Raul Gardini, ancien patron de Montedison et ex-chef de file de la famille Ferruzzi, deuxième groupe privé italien, de se suicider. M. Gardini, qui fut, avec Giovanni Agnelli, Carlo De Benedetti – lui aussi inculpé pour une affaire de pots-de-vin et incarcéré pendant 24 heures –, Luciano Benetton et Silvio Berlusconi, l'un des condottieres qui marquèrent l'époque conquérante de l'économie italienne dans les années 80, avait été mis en cause cinq mois plus tôt, mais se suicida à la veille de son arrestation par M. Di Pietro. Sa mort plongea le pays dans un profond malaise. La révolution blanche commençait à présenter quelques taches de sang. Mais la rupture la plus profonde entre les magistrats et une partie de l'opinion fut celle déclenchée en septembre par l'inculpation de certains dirigeants du PDS (l'ex-PCI), mettant en cause les pratiques de financement de ce parti, jusque-là touché par des scandales uniquement locaux. Soutien indéfectible de la magistrature, qui, pendant un an, l'avait débarrassé de tous ses principaux adversaires politiques, et notamment de MM. Craxi et Andreotti, le PDS a très mal réagi à une initiative qu'il assimile à un complot visant à le mettre sur le même plan que les partis de l'« ancien régime ». Clamant depuis toujours sa diversité par rapport à la nomenclature politique tant haïe par les Italiens, le PDS, qui compte de nombreux fidèles dans les rangs de la magistrature – mais pas M. Di Pietro – ne reculera devant rien, quitte à faire éclater l'unité des juges, pour défendre son honorabilité.

La question fiscale

Le gouvernement de Carlo Azeglio Ciampi, ancien gouverneur de la Banque d'Italie, investi le 22 avril au lendemain du référendum par lequel plus de 80 % des Italiens ont approuvé une réforme de type majoritaire de la loi électorale, a poursuivi le chemin tracé par celui de son prédécesseur socialiste, M. Amato : assainissement des finances publiques par la réduction du déficit budgétaire – 10,4 % du PNB – et de la dette de l'État – 115 % du PNB – et privatisation des entreprises du secteur nationalisé. Malgré la précipitation de la crise de l'empire Ferruzzi (agro-alimentaire, chimie, médias), écroulé sous une dette de 31 000 milliards de lires (110 milliards de francs), les difficultés du groupe Fiat, frappé par la crise mondiale de l'automobile, et celles d'Olivetti (informatique), très touché par la concurrence des entreprises de l'Extrême-Orient, la récession italienne ne paraît pas plus grave que celle des autres pays occidentaux. Le niveau du chômage – 11 % de la population active – est comparable à celui auquel le pays est habitué, à cause, notamment, du sous-développement chronique des régions méridionales. Mais l'assainissement de l'économie italienne se heurte à un obstacle de taille : la question fiscale. Les salariés, dont le revenu est amputé de 50 % par les impôts, supportent de plus en plus mal que des catégories entières de la population, surtout les commerçants et les professions libérales, échappent systématiquement à l'impôt par une évasion fiscale qu'aucun gouvernement n'a voulu ni su combattre. Si dans le passé cette évasion fiscale a pu financer en quelque sorte la croissance de la consommation, c'est aujourd'hui la cohésion du corps social qui est en jeu, au moment où l'émergence de la question septentrionale s'ajoute à la traditionnelle question méridionale. La Ligue Nord de Umberto Bossi avait déjà conquis 55 représentants aux élections législatives d'avril 92. Depuis, la récession économique et l'explosion quotidienne de scandales révélant la corruption de la classe politique ont alimenté sa croissance exponentielle : aux élections municipales partielles du 20 juin, la Ligue a conquis la mairie de Milan, deuxième ville du pays, capitale « morale » et économique de la péninsule. En Lombardie, la région la plus peuplée et la plus riche, les sondages créditent la Ligue Nord de 35 à 40 % des voix pour les prochaines législatives ; presque autant dans les autres régions du Nord. Seuls Rome et le sud du pays, cibles quotidiennes des invectives de la Ligue, échappent au raz de marée. Ce sont pourtant 25 % d'Italiens environ qui s'apprêteraient à voter pour ce parti. Or, en accord avec son discours néopoujadiste – qui fait des immigrés étrangers tout comme des populations du Sud les boucs émissaires des difficultés que connaît le pays –, la Ligue prêche la grève fiscale, la sécession des régions riches du Nord et l'abandon du Sud à son destin.

Le risque de désagrégation

Dirigée de main de fer par son leader et chef absolu, Umberto Bossi, qui n'hésite pas à insulter ses adversaires mais aussi les intellectuels et les journalistes, ou, au passage, les homosexuels et les femmes, avec une rhétorique « virile » qui rappelle les discours du dictateur fasciste Mussolini, la Ligue est certes un produit de la crise, mais également un facteur très dangereux de désagrégation croissante de l'unité nationale. Face à ses succès insolents et à l'appétit sans limite de son chef, les autres forces politiques – comme ce fut le cas dans les années 20 – paraissent bien désarmées. Mario Segni, un ex-démocrate chrétien qui avait quitté son parti lors de l'inculpation de M. Andreotti pour donner naissance à un nouveau rassemblement, l'Alliance démocratique, afin de réunir les forces saines de l'ancienne coalition de centre gauche et les ex-communistes du PDS dans un cartel capable d'exploiter la nouvelle loi électorale majoritaire, a finalement baissé les bras et s'est résolu à faire cavalier seul, en se repliant sur des positions modérées. La DC, s'est écroulée – tout comme le PSI et les autres partis de la coalition gouvernementale qui a dirigé le pays durant une trentaine d'années – aux élections municipales de décembre. Rien n'indique qu'elle puisse resurgir en quelques mois, à temps pour les élections législatives du printemps 1994. Dans la région de Rome et dans le Mezzogiorno, l'héritier des suffrages démocrates-chrétiens, qui, dans le Nord, se sont portés majoritairement sur la Ligue, semble être le MSI, le parti néofasciste italien. Marginalisé sur la scène politique depuis des décennies, celui-ci a obtenu un résultat époustouflant aux élections municipales de Rome, de Naples et de nombreuses municipalités du Sud.