Journal de l'année Édition 1994 1994Éd. 1994

Chronique judiciaire : le procès des initiés

C'est parce qu'elle touchait à la fois au monde de l'argent, à celui de la politique et au demi-monde tout court, et parce que sur elle planaient les morts controversées d'un Premier ministre (Pierre Bérégovoy, suicidé le 1er mai 1993) et d'un ami intime du président de la République (Roger Patrice Pelat, mort d'une crise cardiaque le 7 mars 1989), que l'affaire Pechiney a été en 1993 le procès qui, de loin, a le plus attiré l'attention des journalistes.

Un monde à part

Du 4 juin au 3 juillet, dans les locaux étroits de la onzième chambre correctionnelle du Tribunal de Paris, sous la présidence de Claude Noquet, l'action judiciaire se déroule. Le jugement est rendu le 29 septembre. S'ils ne furent guère passionnés, les débats furent pleins d'enseignements. On y découvrit les coulisses de la Bourse, des grandes sociétés et des ministères. Le procès en lui-même est une première. Ils sont neuf prévenus à être poursuivis pour délit d'initié et recel d'initié, pour des faits dont les conséquences sont internationales. Ce sont les retraités de Dallas ou de Miami qui sont les victimes, et non l'épicier de Carpentras. La COB (Commission des opérations de Bourse) qui a « volé » l'affaire à son homologue américain, la SEC (Security Exchanges Commission), joue ici sa crédibilité.

L'affaire Pechiney évoque par certains côtés le Bûcher des Vanités, de Tom Wolfe, par d'autres les romans plus populaires de Paul-Louis Sulitzer. Il y est avant tout question d'argent facile. C'est par trois millions de francs, et les yeux fermés, que l'on achète pour profiter d'un tuyau. La règle du jeu est simple : on gagne à presque tous les coups. Au total, soixante millions de plus-value. Des bénéfices de 460 %. Bien sûr, l'affaire se déroule chez les riches, les puissants et les amis du pouvoir. Il n'y est question que de suites luxueuses à New York, Paris, Monte-Carlo, que de yachts ancrés dans des baies de rêve. C'est en Concorde, en jet privé ou en Rolls-Royce que l'on se déplace. À peu près partout, on retrouve les mêmes protagonistes qui se connaissent et s'apprécient. D'une remise de légion d'honneur à l'un d'entre eux, on passe au dîner d'anniversaire de mariage d'un ministre. D'un court de tennis du Racing au salon d'un coiffeur branché. On se téléphone beaucoup et, surtout, on regarde avec intérêt les écrans bleutés des ordinateurs où, en vert acrylique, s'inscrit le cours des actions Triangle, qui, par l'effet de leur rachat par Pechiney, passe de 10 à 56 dollars. Un chiffre record. Du jamais vu dans une OPA (Offre publique d'achat).

L'affaire remonte au mois de novembre 1988. Depuis près de cinq mois, dans le plus grand secret, Pechiney, le numéro un de l'aluminium en Europe, négociait avec American Can (Triangle), le numéro un mondial de l'emballage. Après le temps des fiançailles vient celui du mariage. Décidé le 10 novembre, il n'est officialisé que le 21 novembre par Jean Gandois, P-DG de Pechiney, qui propose le rachat de toute action à 56 dollars. Dès sa déclaration, la SEC, organisme chargé de contrôler la Bourse américaine, s'aperçoit qu'entre le 14 et le 18 novembre plus de 200 000 actions Triangle ont été échangées. C'est d'autant plus curieux que cette action, cotée 10 dollars, ne connaissait depuis longtemps aucun mouvement. Il est aisé d'en déduire qu'une poignée de privilégiés a eu connaissance de cette vente avant le public et a pu, en acquérant puis en revendant ces précieuses actions, obtenir un bénéfice de 460 % !

La SEC alerte la COB puis la justice française s'empare du dossier. On découvre deux filières : une libanaise, une française, et un personnage omniprésent qui a des amis partout, le riche homme d'affaires libanais Samir Traboulsi. Grâce au travail acharné d'un juge d'instruction, Mme Édith Boizette, et à la pression de Washington, les secrets bancaires soigneusement mis en place s'effondrent. Au premier plan de la filière libanaise surgit d'abord la société suisse Socofinance, dirigée par Charbel Ghanem, un banquier libanais intime de Samir Traboulsi. Pour le compte d'IDB (International Discount Bank), une boîte postale située dans les Antilles britanniques, cette société a acheté 91 000 actions Triangle. Ensuite Leon From, autre ami de Samir Traboulsi, a acheté 15 000 actions Triangle par l'intermédiaire d'une société luxembourgeoise. Côté français, on trouve deux « golden papies », Roger Patrice Pelat, l'ami du président de la République, et Max Théret, le fondateur de la FNAC, financier du parti socialiste : le premier a acheté 30 000 actions, le second et son associé Robert Reiplinger 34 300. D'autres personnes appartenant au monde de la Bourse – courtiers, brokers, golden boys – se sont servis, mais plus petitement.