Haute culture et prêt-à-parler

Le défilé annuel des mots

Chaque début d'automne, la présentation des nouveaux mots figurant dans le Petit Larousse peut être regardée comme une présentation de mode. Les deux événements présentent en effet de nombreuses similitudes. L'un et l'autre nous renvoient d'abord une image de l'époque. Ils constituent des événements à caractère élitiste : l'assistance aux défilés des grands couturiers est réservée à un petit groupe de gens fortunés ; la liste des nouveaux mots du dictionnaire ne parvient qu'à un nombre restreint de spécialistes ou de journalistes curieux. La ressemblance ne s'arrête pas là. Comme les couturiers, les linguistes effectuent un vaste travail de métissage, empruntant aux diverses cultures, aux différentes catégories sociales, puisant leur inspiration dans plusieurs disciplines. Leurs productions respectives sont le résultat d'un long travail d'imprégnation, empirique et souvent inconscient pour les premiers, systématique et organisé pour les seconds.

Les deux activités présentent aussi quelques différences notables. D'abord, les linguistes ne sont pas des inventeurs mais des découvreurs. Ils cherchent à identifier les « couleurs » de l'année dans les expressions nouvelles utilisées ou forgées par les catégories les plus créatives de la population : adolescents, journalistes, techniciens et hommes de science. Mais les grands couturiers créent-ils vraiment des modèles ou se contentent-ils de mettre en forme des tendances qui sont dans l'air du temps, avec des couleurs qui correspondent à la sensibilité du moment, des matériaux et des techniques qui reflètent l'état de l'art ?

Au chapitre des différences, on doit ajouter que l'acquisition des mots est considérablement plus démocratique que celle des robes des couturiers, car le vocabulaire est la propriété de tous. Cette appropriation est d'ailleurs largement amorcée lorsque les mots paraissent dans le dictionnaire, le rôle de ce dernier étant plus d'entériner les habitudes linguistiques récentes que d'en proposer de nouvelles. Force est de constater qu'il est plus facile d'enrichir ou de modifier son vocabulaire que d'agrandir ou de transformer sa garde-robe. On peut enfin regretter que les mots de la langue française, nouveaux ou anciens, ne s'exportent pas aussi bien que les modèles des grands couturiers, même si ceux-ci connaissent aujourd'hui quelques difficultés.

Les tendances de la haute culture

Quelles sont donc les grandes tendances de la collection automne-hiver 1994 du Petit Larousse ? Il faut d'abord distinguer entre ce qu'on pourrait appeler, toujours par analogie avec l'univers de la mode, la haute culture et le prêt-à-parler.

En matière linguistique, la haute culture est, par excellence, celle de la science et de la technologie. Des mots comme cognitivisme, biodiversité, microfibre ou zidovudine, figurant dans la nouvelle collection, resteront réservés au vocabulaire d'une élite ; ils permettront à ses membres de se reconnaître, de communiquer entre eux et de se coopter. Mais les progrès de la démocratisation sont sensibles avec des mots comme Air Bag ou monocorps que les Français sont de plus en plus nombreux à connaître et à utiliser. La tendance technologique va de pair avec la tendance médiatique, dont témoignent le CD-I, la publi-information, la surinformation, le télémarketing, le télépéage et le télévendeur.

L'élitisme est encore présent avec les nouveaux modèles présentés par la technocratie : agritourisme, militaro-industriel, P.L.V, pluriethnique. On observe dans ce domaine la poursuite d'une tendance lourde, que l'on peut qualifier de « système dé ». Le préfixe privatif fait en effet les beaux jours de la langue française depuis le début des années 80. Après avoir successivement déscolarisé (1981), dépénalisé (1982), débureaucratisé (1983), décompressé (1984), démotivé (1986), déconstruit (1987), dérégulé (1988), défiscalisé (1989), désincarcéré (1990)..., on est autorisé en 1994 à délégitimer, délocaliser et déstocker. Cette tendance n'est évidemment pas due au hasard, dans une période caractérisée par la composition des idées, des structures et des rêves. Mais l'introduction cette année du mot recomposition, après celle de rénovation ou de revisiter (1992), laisse entrevoir le bout du tunnel linguistique.