Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

Patrimoine : la mémoire du travail

Gréements

Le rassemblement à Brest, en juillet 1992, d'une centaine de « vieux gréements » a attiré des foules considérables, sans doute sensibles au charme de la marine à voile et à tout ce qu'elle véhicule d'îles parfumées, d'exotisme et d'aventures. Un peu partout sur le littoral, des « chantiers à l'ancienne » s'organisent pour sauver des modèles périmés, retaper des épaves, ou construire, selon des méthodes traditionnelles, des bateaux depuis longtemps disparus de nos ports. Les associations ont été les premiers artisans de ce sauvetage. La France a pris conscience de l'intérêt de ce patrimoine maritime avec un certain retard par rapport à ses voisins européens. Aujourd'hui, la Direction du patrimoine, qui a nommé, à la fin de l'été, un responsable chargé de ce domaine précis, a entrepris de dresser un inventaire accéléré de ce mobilier « flottant ». Mais de l'inventaire à la protection, il y a un pas à franchir : recenser n'est pas classer. Car la prise en compte d'un patrimoine de plus en plus vaste, de plus en plus différencié pose, aux pouvoirs publics, le problème de son entretien et de sa destination.

Une notion extensive

Le patrimoine, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, a été inventé au xixe siècle. Il a d'abord désigné l'exceptionnel, suffisamment précieux ou symbolique pour être pris en charge par la collectivité : vestiges archéologiques de taille, monuments et demeures prestigieuses, églises et châteaux royaux. Il fallait en outre que le bâtiment visé soit en quelque sorte « bonifié » par le temps. Prosper Mérimée, le premier chargé de faire un recensement de ce qu'il convenait de protéger, n'accordait guère d'importance aux œuvres du xviiie siècle. Rien qu'à Paris, on détruisit sans remords, sous le second Empire, presque toutes les barrières de Ledoux, mais aussi l'hôtel Guimart et l'hôtel Thélusson, autres constructions de l'architecte visionnaire élevées à la veille de la Révolution. L'hôtel de Monville, de la même époque, chef-d'œuvre de Boullée, fut également sacrifié, sans hésitation. Au xxe siècle, avec la même myopie, on détruisit des bâtiments jugés sans intérêt parce que construits au siècle précédent. Ainsi le palais Rose de Boni de Castellane, avenue Foch, et les Halles de Baltard furent-ils mis à bas. Des opérations qui nous semblent inimaginables aujourd'hui.

Inimaginables parce que la notion de patrimoine ne cesse de s'élargir. Cette année, le Castel Béranger de Guimard (1898) a été classé, à Paris, comme la villa Cavrois de Mallet-Stevens (1932), dans le Nord. Mais aussi le moulin de l'ancienne chocolaterie Menier a Noisiel, la manufacture Dijonval à Sedan ou la grue « Grand-mère » à Saint-Nazaire, tous considérés comme des éléments représentatifs du patrimoine industriel français. Dans ce domaine, encore mal défriché, la Direction du patrimoine se trouve confrontée à une triple tâche : elle doit repérer, sélectionner et animer. Repérer est relativement facile, grâce au travail de la mission de l'Inventaire. Il faut ensuite déterminer des critères de classement. Ils peuvent être historiques (intérêt de l'architecture, notoriété), quantitatifs (représentativité d'une phase de l'industrialisation), technologiques (compréhension de l'évolution d'une technologie) ou symboliques (mémoire d'une activité qui a façonné la vie d'une population).

Haut-fourneau

Mais ces critères ne sont pas faciles à mettre en œuvre, car il faut ensuite donner un sens à cette sauvegarde et une affectation aux rescapés. On ne peut pas transformer tous les édifices désaffectés en musées. Quel doit être le rôle d'un haut-fourneau abandonné, comme celui d'Huckange près de Thionville ? Quelques mois après la dernière coulée de métal, il ne reste, dans un univers désolé, qu'un décor fantastique, hérissé de cheminées, un dédale d'escaliers et de tuyauteries déjà attaqués par la rouille. C'est un outil pédagogique pour les générations futures, affirment les associations qui demandent son sauvetage. Mais peut-on faire comprendre ce qu'était une industrie à travers quelques superstructures de fer et de briques ? Toujours en Lorraine, d'autres associations se battent pour conserver un puits de mine en état. Elles ont jeté leur dévolu sur le carreau Simon – en activité –, qui doit cesser l'extraction de la houille en 2005. Son chevalement, qui permet la descente au fond de la mine, va être protégé avec quelques-unes des constructions de surface, a décidé, en 1992, la Direction du patrimoine. Les générations suivantes comprendront-elles le travail de la mine en visitant un bâtiment administratif ou celui des douches ? Idéalement, il faudrait rendre accessibles le puits de descente et certaines galeries. Mais une mine dont l'exploitation s'arrête s'autodétruit. L'eau remonte, les galeries s'effondrent. Pour éviter tout incident, ses accès sont d'ailleurs bétonnés. Et les sociétés qui exploitent les mines n'ont pas la vocation de gérer des musées. Pourtant, les Houillères de Lorraine ont fait chiffrer le maintien d'une ouverture minimale, après l'arrêt de l'exploitation : 2 millions de francs par an. Qui paiera ?

Tourisme culturel

Car l'État ne peut entretenir seul un patrimoine qui ne cesse d'enfler. Les collectivités territoriales, les villes en particulier, voient le profit qu'elles peuvent tirer de ces coûteuses propriétés. Il suffit de les rentabiliser en privilégiant un tourisme de masse. Mais, dès lors, tous les dérapages sont possibles. La querelle qui a opposé, l'été dernier, le conservateur du palais des Papes à la municipalité d'Avignon est exemplaire. Pour rentabiliser le monument, la ville a confié à une société privée le soin de gérer le lieu. Un conflit entre conservateur et gestionnaire a très vite éclaté. Il s'est soldé par l'éviction du premier. La menace n'était pas la « disneylandisation » de l'ancienne résidence papale, mais son asepsie, sa banalisation en un quelconque « produit culturel ». Ce problème non résolu sera demain plus que jamais à l'ordre du jour.

Emmanuel de Roux