L'histoire et les historiens en 1992

Fondée sur la critique des documents, l'œuvre des historiens ne doit pas être marquée du sceau de la passion partisane, mais peut être orientée par les données objectives de l'actualité. 1992 a offert à cet égard bien des sujets de réflexion.

Thèmes porteurs : parmi les sujets saillants de l'année 1992, les livres d'histoire se sont plus particulièrement attachés à trois thèmes : Montaigne, dont c'est le quatrième centenaire de la mort, fait l'objet de plusieurs rééditions et se trouve au centre de plusieurs ouvrages. Autre personnage marquant, Galilée, réhabilité par l'Église, et dont on redécouvre cette année trois textes, le Messager des étoiles, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde et Syntagma philosophicum. Enfin, l'histoire du peuple juif est abondamment traitée, notamment par Elie Barnavi dans son Histoire universelle des Juifs (Hachette) et par Shmuel Trigano dans la Société juive à travers l'histoire (Fayard).

La commémoration par l'Église de la découverte de l'Amérique : alors que les controverses se multiplient sur l'évangélisation, inséparable de la Conquista, à l'origine de nombreux massacres, le pape se rend à Saint-Domingue pour célébrer la date du 12 octobre 1492.

L'affaire Touvier

L'arrestation, le 24 mai 1989, de l'ancien chef milicien de la région lyonnaise, Paul Touvier, au prieuré Saint-François à Nice, pose brutalement le problème de l'aide que l'Église a apportée pendant un demi-siècle à un homme inculpé (en juin 1981) de crimes contre l'humanité, après avoir été, il est vrai, gracié par le président Pompidou en 1971, sur l'intervention insistante de Mgr Charles Duquaire. Un problème suffisamment ardu pour que l'actuel primat des Gaules, le cardinal Decourtray, décide de confier les fonds de l'archevêché de Lyon à une commission de sept historiens présidée par René Rémond. Leur mission est simple : préciser les responsabilités ecclésiales en cette affaire.

Après deux ans et demi d'enquête et vingt longues séances, cette commission dépose le 31 décembre 1991 son rapport Touvier et l'Église, qui sera présenté au public le 6 janvier suivant. Fondé sur le dépouillement du « dossier rouge » qui contient les pièces relatant les démarches effectuées entre 1957 et 1972 en faveur de Paul Touvier par Mgr Charles Duquaire, il révèle le rôle de deux intervenants jusque-là méconnus : un prélat médaillé de la Résistance, Mgr Charles Gouet, secrétaire de l'épiscopat de 1960 à 1966, et un laïc, le conseiller d'État André Lavagne (ancien directeur du cabinet civil de Pétain jusqu'en 1943). À la lumière des documents et des témoignages, les universitaires consultés concluent que les ecclésiastiques impliqués dans cette affaire ont largement agi de façon individuelle ou par réseaux d'affinités, très souvent abusés par la force de persuasion de Touvier, fort habile à évoquer, en ce qui le concernait, les devoirs de la charité chrétienne.

L'initiative de Mgr Decourtray est largement saluée par les responsables confessionnels et par la presse.

Affaire Touvier

Un groupe d'historiens comprenant, parmi de très nombreuses personnalités, Jean-Pierre Azema, André Kaspi, Pierre Milza, et Madeleine Rébérioux, s'est élevé contre le non-lieu prononcé en faveur de Paul Touvier, qui « travestit par des raisonnements spécieux, des artifices de langage et de solides ignorances » la réalité sur « une période douloureuse et sombre de notre histoire ».

Le rapport sur Touvier et l'Église est élaboré par sept historiens, spécialistes du xxe siècle : Jean-Pierre Azema, François Bédarida, Gérard Cholvy, Bernard Comte, Jean-Dominique Durand, Yves-Marie Hilaire et René Rémond, leur président.

Le colloque « Résistance et mémoire » s'est tenu à Lyon en octobre 1992 et a proposé une réflexion plurielle sur « les leçons de la mémoire ». Des extraits du film du procès Barbie ont été projetés, et des personnalités comme Jacques Chaban-Delmas, Pierre Messmer, Claude Cheysson et Michel Noir se sont successivement exprimées sur le problème de l'extinction de la mémoire. « Le révisionnisme joue un rôle de virus, comme un virus détruit la mémoire d'un ordinateur » (P. Messmer).

L'Espagne et la découverte de l'Amérique

Publiés cinq cents ans après la reprise de Grenade aux musulmans par les Rois Catholiques, des travaux d'historiens, notamment Marie-Claude Gerbet, Raphaël Carrasco, Jacques Morice et Carlos Serrano, offrent une vision synthétique de l'histoire espagnole dont la connaissance est profondément renouvelée par les recherches érudites des pensionnaires français de la Casa de Velazquez. Parallèlement, la célébration de 1492 permet à Jean Favier, Bernard Vincent et Jacques Heers de révéler que celle-ci n'était pas fortuite et n'avait été rendue possible que grâce à de puissants moyens financiers et techniques.

L'Europe sans frontières ?

L'Europe issue des accords de Maastricht, l'Europe, peut-elle avoir un passé et donc une histoire ? Né en Angleterre d'un père français et d'une mère norvégienne, Frédéric Delouche en est naturellement convaincu. Dès 1988, il fait partager cette conviction à plusieurs éditeurs européens, qui mobilisent douze professeurs de nationalités différentes pour rédiger le premier manuel scolaire de l'Histoire de l'Europe (Hachette Education) : un ouvrage qui oblige chaque auteur à relativiser les apports de son pays à la culture commune d'un continent en voie de dilatation politique, de l'Atlantique à l'Oural.

Les archives de l'ex-URSS

La dislocation de l'URSS et la disparition des démocraties populaires rendent accessibles aux historiens plusieurs fonds d'archives, dont le dépouillement doit permettre d'enrichir et sans doute de modifier très profondément notre connaissance du xxe siècle. Encore faut-il cependant qu'ils ne soient pas exploités par leurs détenteurs à des fins purement politiciennes... C'est notamment le cas pour certaines archives du PCUS et du KGB dont la diffusion est l'un des épisodes de l'affrontement entre B. Eltsine et M. Gorbatchev, à qui l'on cherche à faire endosser la responsabilité des crimes du Parti. Est ainsi définitivement prouvée la responsabilité de l'URSS dans le massacre de Katyn, attribué depuis cinquante ans aux troupes nazies (exécution de près de 26 000 Polonais en 1940) et dans la destruction du Boeing sud-coréen en 1983.