Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

Matière : l'avènement des nanosciences

Mini mini, tout est mini dans notre vie... Cette chanson des années 60 était prémonitoire, mais, accélération de la miniaturisation aidant, il faudrait aujourd'hui chanter : nano, nano, tout est nano ! En 1988, une équipe de l'université de Berkeley annonce avoir réalisé un moteur électrique dont le rotor fait 60 micromètres (millièmes de millimètre) de diamètre, soit l'épaisseur d'un cheveu. Certes, les auteurs avouent aussi que sa puissance est si faible qu'il peut à peine vaincre ses propres forces de frottement, mais on a fait beaucoup plus efficace depuis. Dans une bonne dizaine de laboratoires américains et japonais, de vrais micromoteurs tournent (jusqu'à 15 000 tours par minute) sous les objectifs des microscopes, et quelques industriels audacieux se lancent dans la commercialisation de microcapteurs en dressant d'imposantes listes d'applications potentielles.

Mesure de la pression de l'air à l'admission des moteurs thermiques (macro, ceux-là), mesure en continu de la pression sanguine, microsondes automatiques, accéléromètres ultraprécis annonciateurs de dispositifs de guidage miniaturisés, micropinces, membranes hyperfines, bras de levier et engrenages de quelques micromètres. On voit (au microscope) poindre à l'horizon une nouvelle mécanique à l'échelle des composants actuels de l'électronique, et réalisée à l'aide de ses outils. Les microscopiques engrenages sont taillés dans du silicium à coups de faisceaux de rayons X ou d'ions lourds, et les capteurs de pression sont fabriqués par photolithographie, la technique utilisée pour graver les circuits intégrés. Différence notable : les circuits électroniques sont des structures à 2 dimensions ; les micromécanismes sont des volumes à 3 dimensions, ce qui implique des méthodes de fabrication entièrement nouvelles.

L'électronique suit aussi le mouvement, puisque les premiers composants moléculaires apparaissent. Inconvénient ils sont beaucoup plus petits que les jonctions qui pourraient les relier, mais ce genre d'obstacle n'impressionne nullement les chercheurs, qui parlent déjà d'ordinateurs moléculaires gros comme un grain de sel. Même si cela ressemble à de la nanoscience-fiction, ils stimulent l'imagination des sceptiques en montrant des fils moléculaires capables de transporter de l'information, des diodes moléculaires passant d'un état à un autre sous l'effet d'un signal extérieur et d'étranges films moléculaires (dits « de Langmuir-Blodgett ») d'ores et déjà employés comme biocapteurs décelant, par exemple, les traces de glucose dans le sang. Les premiers biocapteurs, de la taille d'une carte de crédit, sont commercialisés au prix de un franc pièce...

Effet tunnel

De la taille d'un cheveu à celle d'une molécule, la mise en abyme technologique va même jusqu'à l'atome. Fin 1991, les chercheurs du laboratoire IBM d'Almaden, en Californie, ont fait sensation en écrivant le logo de leur société en 35 atomes ! La plus chère – et la plus efficace – des publicités. Car elle implique la maîtrise d'un instrument coûteux et délicat, le microscope à effet tunnel, dont l'invention a été couronnée par le prix Nobel de physique 1986 et dont on ne compte que quelques dizaines d'exemplaires de par le monde. Il s'agit d'une pointe métallique extrêmement fine survolant la surface d'un solide à quelques nanomètres d'altitude. Le très faible « courant tunnel » qui circule entre la pointe et l'échantillon permet d'asservir le mouvement de la pointe, et de donner une image fidèle de la surface. Celle-ci apparaît comme une succession de collines : les atomes.

En polarisant convenablement la pointe, il est apparu que ce microscope pouvait être utilisé comme un engin de travaux publics. Il peut soulever un atome, le déplacer et le déposer plus loin à la façon d'une pelleteuse déplaçant un rocher. Seule différence : le rocher fait quelques dixièmes de nanomètre (un nanomètre vaut un millionième de millimètre)... Il peut édifier des structures véritablement construites atome par atome, c'est-à-dire les plus petites concevables, en l'état actuel de la physique. Les premiers chantiers atomiques ont déjà leurs contremaîtres.

R. Feynman

À toute nouveauté son précurseur : les spécialistes des nanosciences reconnaissent le leur en Richard Feynman, physicien américain aujourd'hui disparu qui avait parié, en 1959, qu'il serait un jour possible de faire tenir les 24 volumes de l'Encyclopaedia Britannica sur une tête d'épingle. Nous y sommes presque. Non contents d'avoir écrit le plus petit texte du monde, ces mêmes chercheurs ont dessiné le plus petit bonhomme (20 atomes de haut) et fabriqué la plus petite éprouvette : une enceinte constituée de 30 molécules dans laquelle ils tentent de faire réagir des atomes de carbone et d'oxygène – sans avoir pour l'instant obtenu le gaz carbonique attendu. Voilà qui ouvre de vastes horizons à la chimie, et plus encore à l'électronique. Car, en faisant passer un atome unique de la pointe du microscope à une surface conductrice, ils ont fait fonctionner le premier interrupteur atomique.