Il faut cependant reconnaître que le triomphe fait aux protagonistes de cette belle victoire ne se situait pas seulement (pas tellement) au plan sportif. Il récompensait le message d'espoir reçu par des Français malheureux et frustrés de l'insupportable absence de la France dans le monde. La fin de l'« exception française », qu'elle s'applique au domaine économique, politique, sportif ou culturel, est en effet ressentie par le citoyen de base comme un échec plutôt que comme une opportunité.

L'épisode de la Coupe Davis, s'il traduit un retour en grâce de l'équipe par rapport à l'individu-roi des années 80, présente aussi un aspect moins sympathique, celui d'un risque de dérive nationaliste, attesté par l'attitude du public pendant les matches et les commentaires qui ont suivi. À un an de l'échéance du Marché unique et des perspectives d'une Europe monétaire et politique, ce risque est évidemment à prendre au sérieux. Un nombre croissant de Français semble en effet confondre solidarité nationale et nationalisme lorsqu'il s'agit de répondre aux grands défis de l'entrée dans le troisième millénaire, oubliant que le nationalisme justifie le populisme, sur lequel s'appuie toute l'extrême droite européenne.

Changement de société

Même si les indices ne manquaient pas depuis quelques années pour prédire un retournement des attitudes, c'est incontestablement en 1991 que celui-ci s'est produit avec le plus d'évidence. Beaucoup ont commencé à sentir, plus ou moins confusément, ce changement de cap. Certains magazines ont parlé de « la fin de la société de consommation » (l'Express, 6 novembre) ou de « la fin des années-frime » (le Point, 16 novembre). Il est clair que cette année peut être considérée comme la fin d'une époque, bien que le mouvement ait débuté depuis plus de vingt ans, au milieu des années 60, lorsque les Français ont pris conscience du piège matérialiste qui leur était tendu par la société industrielle.

Même si bien peu en sont aujourd'hui conscients, la société est toujours portée par cette lame de fond. Les années 70 et la première moitié des années 80 n'auront été en fait qu'une parenthèse, provoquée par la crise pétrolière. Mais les revendications essentielles n'ont pas changé ; elles se sont même renforcées au fil des années. On peut les résumer simplement en disant que les Français souhaitent un « supplément d'âme », tant dans leur vie individuelle que collective. C'est le sens qu'il faut donner aux attentes de plus en plus nettes d'humanisme, d'authenticité, de fidélité, de spiritualité, que l'on voit s'exprimer aujourd'hui.

Bien sûr, l'expression de ces besoins est encore imprécise, souvent maladroite, parfois dangereuse lorsqu'elle prend les formes de l'intégrisme. En tout cas, le temps du consensus mou et de la « soft-idéologie » apparaît révolu. Chacun devra se déterminer sur les grandes questions qui concernent son avenir et celui de la collectivité : l'Europe, l'immigration, la politique, le partage et la solidarité. Ces choix sont rendus nécessaires par l'absence ou l'incapacité croissante des institutions. Ils seront difficiles et donneront lieu à des débats d'autant plus douloureux qu'ils ont été tardivement ouverts.

Il faut savoir que le retournement en cours n'est rien de moins qu'un changement d'état de la société, de ses valeurs et de sa vision du monde. Ses effets se feront encore sentir pendant quelques années et ce n'est pas le retour, tant attendu, de la croissance économique en provenance des États-Unis qui pourra éviter aux Français de le suivre et, parfois, de le subir. Car l'économie n'est plus aujourd'hui une cause mais une conséquence de l'état de la psychologie collective.

L'ère moderne, parfois drôlement baptisée « postmoderne », était née avec l'abondance économique et le développement technique. Elle était caractérisée par la recherche du plaisir immédiat et la conviction que la vie pouvait (devait) être une fête, rendue possible par l'intelligence des hommes. Elle était centrée sur l'argent, devenu le seul étalon de mesure de la valeur des objets et des individus.

Les dernières années ont fait voler le rêve matérialiste en éclats. L'abondance économique engendre l'inégalité, entre les pays et à l'intérieur de chacun d'eux. Le progrès technique est à l'origine des menaces qui pèsent sur la survie du monde et la nature humaine n'a pas progressé. La leçon a été comprise en 1991. C'est pourquoi elle restera comme l'année du retournement.

Gérard Mermet