En se montrant intransigeants, les Irakiens espèrent diviser à la longue le Front uni du Kurdistan, dont les deux principales composantes – le Parti démocratique kurde (PDK), présidé par Massoud Barzani, et l'Union patriotique du Kurdistan (UPK), dirigée par Jallal Talabani – finissent effectivement par adopter des points de vue divergents sur les modalités de règlement du problème kurde. Profondément méfiant à l'égard des États-Unis et de l'Occident, et sceptique sur la volonté de ces derniers de se débarrasser rapidement de l'homme fort de Bagdad, M. Barzani souhaite arriver à un accord – même boiteux – avec le pouvoir central, afin de pouvoir normaliser la situation au Kurdistan avant l'arrivée de l'hiver. M. Talabani, pour sa part, écarte toute idée de compromis avec Bagdad en attendant la chute du régime, qu'il estime proche.

L'alibi des États-Unis

Mais l'établissement de la démocratie dans le monde arabe n'était pas un des objectifs de l'opération Tempête du désert. Dans l'émirat de Koweït libéré de l'occupation irakienne, les grandes promesses de démocratisation faites en octobre 1990 à Djeddah lors de la réunion de réconciliation qui avait regroupé la famille régnante des Sabah et l'opposition n'ont pas été respectées. Malgré les pressions des Américains, la famille royale continue à régner sans partage, à la grande satisfaction de l'Arabie Saoudite et des autres pétromonarchies du Golfe, qui redoutent plus que tout l'installation à leurs portes d'une monarchie libérale. En Arabie Saoudite même, les vagues promesses de libéralisation faites par le souverain wahhābite au cours de la crise sont oubliées une fois le danger écarté. En fait, malgré leur « victoire » sur l'ennemi irakien, les pétromonarchies, qui ont pour la première fois fait appel à des protecteurs étrangers pour se défendre contre un pays arabe tiers, sont sorties affaiblies de l'épreuve. La crise, qui a mis au jour leur vulnérabilité et leur totale incapacité à se défendre, a encore plus accentué leur dépendance à l'égard du « protecteur américain », sur lequel elles comptent pour assurer leur sécurité et qui s'efforce de conclure avec elles des accords de défense sur le modèle de celui que Washington a signé au début d'octobre avec l'émirat de Koweït.

Le président Saddam Hussein, qui, en se lançant dans son aventure koweïtienne, s'était posé en libérateur du monde arabe et en pourfendeur de l'impérialisme américain, n'aura finalement réussi qu'à accentuer singulièrement la dépendance de celui-là à l'égard de l'étranger, c'est-à-dire des États-Unis. Depuis la disparition de l'URSS en tant que superpuissance, l'Amérique, architecte du nouvel ordre mondial, a en effet les coudées franches pour imposer sa politique au Proche-Orient, avec ou sans le concours de l'ONU.

L'Irak pour sa part, accablé de sanctions contraignantes imposées par les Nations unies mais qui font plus de mal au peuple qu'à ses dirigeants, isolé sur le plan arabe et international et constamment menacé d'une intervention militaire de la part des États-Unis, a ainsi été pratiquement placé sous la tutelle de la communauté internationale présidée par Washington. Cette situation durera « aussi longtemps que M. Saddam Hussein sera au pouvoir », ainsi que l'a proclamé à différentes reprises le président Bush. Comble de l'ironie, le maintien de l'homme fort de Bagdad, devenu désormais docile, à la tête de l'Irak, sert en définitive d'alibi aux États-Unis pour consolider leur mainmise sur le Proche-Orient.

Jean Gueyras
Jean Gueyras est rédacteur au service de politique étrangère du Monde, où il est chargé du Moyen-Orient.