Le point sur...

Idées

En politique ou en sport, les événements ont une date. Les idées en revanche ne se laissent pas facilement classer par millésime. Découper une tranche annuelle dans les courants multiples et l'évolution de la vie intellectuelle, c'est évidemment un artifice. Cela n'empêche pas 1991 d'avoir une unité relativement cohérente dans le domaine des sciences humaines et de la philosophie. En premier lieu, l'emprise de l'actualité mondiale s'y est fait plus vivement sentir qu'il n'est d'usage.

La guerre du Golfe commence par accaparer les esprits, suscitant des débats culturels autant que politiques. Ils éclipsent un temps toute autre préoccupation. L'omniprésence des médias et l'absence de toute information donnent rapidement lieu à une série d'ouvrages d'analyse, comme ceux de Dominique Wolton, War Game. L'information et la guerre (Flammarion) ou de Jean Baudrillard, La guerre du Golfe n'a pas eu lieu (Galilée), alors que Régis Debray publie une somme ambitieuse, qui n'a pas été élaborée pour la circonstance, sous la forme d'un Cours de médiologie générale (Gallimard), où il propose une théorie d'ensemble des mécanismes de la communication.

L'Occident et les autres

Coïncidence plutôt que projet concerté, l'Orient et la guerre sont des thèmes privilégiés de nombreuses publications. Orient proche, avec par exemple le beau travail de Christian Jambet la Grande Résurrection d'Alamût. Les formes de la liberté dans le shiisme ismaélien (Verdier), ou Extrême-Orient, avec une pléiade de titres consacrés aux cultures d'Asie, parmi lesquels les Indes florissantes, de Guy Deleury, font découvrir les écrits méconnus des voyageurs français du siècle des Lumières (Laffont). La guerre qui préoccupe plusieurs auteurs n'est pas celle du Golfe mais celle qui vit se perpétrer les crimes nazis. L'existence des camps de la mort, des chambres à gaz et du génocide du peuple juif conduisent Tzetan Todorov Face à l'extrême (Seuil), méditation sur la morale au temps de l'inhumain, tandis que Pierre Vidal-Naquet poursuit un combat rigoureux et lucide pour les Juifs, la mémoire et le présent (tome II, Seuil).

Ces juxtapositions, qui paraissent de pur hasard, ne sont sans doute pas dépourvues de sens. Il semble que la réflexion se soit centrée cette année avec acuité sur la question de l'identité de l'Europe et de l'Occident et sur sa relation aux « autres ».

Cette réflexion sur l'identité occidentale, présente dans les réactions à la guerre du Golfe comme dans les retours sur l'horreur nazie que certains tentent de nier, se retrouve également dans la floraison d'études consacrées aux sources grecques et latines de notre civilisation, telles De la tragédie grecque comme art politique de Christian Meier (Les Belles Lettres), les traductions d'Euripide par Jean Bollack (Minuit) ou la biographie de Marc Aurèle par Pierre Grimai (Fayard).

Faire sortir de l'ombre des pans délaissés de notre évolution relève d'un souci comparable d'autoanalyse. Remarquable de vivacité, de savoir et d'intelligence, l'essai d'Alain de Libéra Penser au Moyen Âge montre l'importance et la finesse des débats intellectuels médiévaux, qu'on croit souvent stériles et creux, par ignorance. D'une lecture plus aride, mais d'un haut intérêt, le travail de Jean-François Courtine sur Suarez et le système de la métaphysique (PUF) éclaire également la place importante des débats de la scolastique médiévale dans la formation de la pensée des Temps modernes. Sur un autre registre, c'est bien encore à une méditation sur notre culture, son histoire et son déclin, que se livre George Steiner dans Présences réelles : les arts du sens (Gallimard), en se demandant notamment quel rapport à la création peut être le nôtre, en un temps où la langue elle-même n'est plus considérée que comme un jeu.

Le regard sur les autres se tourne en plusieurs directions. Certaines concernent l'Orient, proche ou lointain, on l'a dit. Mais la banquise n'est pas oubliée, avec Ultima Thulé de Jean Maulaurie (Bordas), déplorant l'épuisement des cultures du Grand Nord. Au moment où vont s'ouvrir les célébrations de la découverte du Nouveau Monde, Claude Lévi-Strauss n'oublie pas, avec « contrition et piété », les Indiens de la côte nord-ouest de l'Amérique. En écrivant Histoire de Lynx (Pion), il montre que l'image des Blancs était inscrite en creux dans les mythologies indigènes. Relisant aussi Montaigne, le grand anthropologue signe peut-être là son ouvrage le plus attachant.