Panorama

Dans les mémoires, l'année 1991 restera sans doute marquée par une suite d'événements allant de l'inquiétant au tragique, de la guerre du Golfe au putsch manqué de Moscou, de l'éclatement effectif de la Yougoslavie à la partition annoncée en Union soviétique, de la montée des nationalismes en Europe à la déréliction africaine.

Comment la création ne serait-elle pas affectée par la morosité et l'incertitude des temps ? Si la fin de la crise économique est repoussée trimestre après trimestre, la fin des idéologies se constate partout. Les statues des héros du socialisme sont déboulonnées les unes après les autres, de Vilnious à Tirana, et avec elles le marxisme, « horizon indépassable de notre temps ». Par quoi remplacer ce système monolithique qui s'efforçait de tout expliquer et de tout organiser simplement ?

En France, par exemple, les orphelins de Marx et d'Althusser cherchent auprès des philosophes et des sociologues les éléments d'une nouvelle grille de lecture du monde qui leur permettrait de percer l'opacité du présent. Certains se tournent vers des penseurs – tels Edgar Morin, John Rawls ou Jurgen Habermas – qui font de la multiplicité des phénomènes et de leur complexité les principes premiers de leurs recherches.

Des SICAV culturelles

La théorie de la complexité ne suggère pas seulement que les choses sont plus compliquées qu'on ne le croit, mais elle fournit, du moins selon Edgar Morin, une méthode pour penser ladite complexité. Pour le sociologue, l'histoire ne s'ordonne pas selon des règles fixes, mais se déroule selon des enchaînements où l'aléatoire a sa part. Aussi convient-il de rompre avec tout déterminisme politique et social trop rigide, de même que la physique moderne a rompu avec les schémas logiques trop univoques de la physique dite « classique ». Le juriste John Rawls, aux États-Unis, se fait l'avocat du « principe de liberté » et du « principe de différence » qui reconnaît la nécessité des inégalités au nom de l'équilibre des sociétés. En Allemagne, le philosophe Jurgen Habermas cherche à formuler quelque chose comme un nouveau contrat social qui module égalité et liberté, sans tomber ni dans l'excès du capitalisme débridé ni dans le bureaucratisme totalitaire. Il faut, dit-il, « penser ce que pourrait être une société postcapitaliste, en refusant l'illusion de la transparence et de la réconciliation ».

Ces interrogations théoriques sont d'autant plus nécessaires que la crise intellectuelle se double d'une crise économique dont les retombées frappent le monde culturel. Sa première victime est sans conteste le marché de l'art. Il semblait atteint de folie ces dernières années. Les galeries deviennent des annexes de banques, les tableaux, des actions boursières, les collections, des portefeuilles d'investissèment et les salles de ventes, la corbeille. Le De Kooning est évalué à l'aune de la De Beers. Les banques créent des départements spécialisés dans ces nouveaux « placements ». En France, la Banque de la Cité, chez qui les galeristes trouveront une oreille attentive, mais aussi la BUO, une filiale du groupe Worms, l'UBP et même la BNP se piquent au jeu. Un de ces financiers euphoriques qui pensait avoir trouvé le bon filon déclare à un galeriste ébahi : « Vous êtes ma plus belle SICAV ».

Valeurs sûres et jeune création

De l'art, là-dedans, nul ne se soucie plus guère. Le « marché » se prend d'engouement pour tel ou tel jeune artiste. La cote de Jean-Michel Basquiat, peintre d'origine haïtienne, mort à l'âge de 28 ans en 1988, double tous les deux mois. En un temps record, il passe de 90 000 francs à 800 000 francs. En mai 1990, une série de mauvaises ventes, à Londres et à New York, sonne le glas de cette euphorie. La guerre du Golfe fait le reste. Les Japonais se replient prudemment. Au printemps 1991, la Foire de Chicago tourne au désastre. Au premier semestre, il s'est vendu à l'hôtel Drouot pour 219 millions de francs de tableaux modernes. Au premier semestre 1990, le montant des transactions s'élevait à un milliard 655 millions. Chez Sotheby's, la grande firme de vente anglo-saxonne, la peinture impressionniste et moderne constituait à elle seule 86 % du chiffre d'affaires de l'année 1990. En 1991, la proportion est tombée à 42 %. Seuls bénéficiaires de cette dégringolade : les vrais amateurs, qui observent avec satisfaction que les œuvres de second ordre, même signées de noms illustres, ne suscitent plus guère d'enthousiasme et que les réputations surfaites se sont effondrées.