L'électronique mondiale dans la tourmente

Licenciements massifs, concentrations d'entreprises menées tambour battant : l'électronique mondiale serait-elle en passe de devenir la sidérurgie des années 1990 ? Ce secteur jeune connaît en tout cas un douloureux passage à l'âge adulte.

Le leader mondial de l'informatique, IBM, fait les yeux doux à Apple, l'enfant terrible de Silicon Valley, au point de coopérer pour définir ensemble le profil du microordinateur de demain. L'événement, peut-être le plus marquant de l'année, laisse sans voix les observateurs de ce marché de pointe. Les deux géants américains ne se livrent-ils pas depuis une décennie une guerre sans merci pour remporter des parts de marché ? Pis, la culture d'Apple, qui séduit tant les utilisateurs français, s'est précisément construite contre celle de Big Blue. Les petits génies californiens, qui ont bricolé leur première machine dans un garage, voulaient offrir aux cadres, version blue-jeans-baskets, un outil convivial et facile à utiliser, bien loin des produits d'IBM, intégrés dans de lourds systèmes informatiques maison. Un univers qui est, lui, plutôt du genre complet bleu trois pièces.

Une croissance négative

Cette alliance contre nature résume à elle seule la fragilité de l'électronique mondiale aujourd'hui. Si IBM ne peut plus tout faire tout seul – des systèmes d'exploitation, le logiciel de base de l'ordinateur, aux puces qui en constituent le cœur – c'est que la donne a été considérablement modifiée. Des révolutions technologiques viennent conjuguer leurs effets dévastateurs avec le ralentissement de la croissance. Cette nouvelle donne a d'ailleurs infligé à IBM les premières pertes de son histoire au début de l'année, alors que la firme détenait encore il y a cinq ans le record mondial de la rentabilité avec plus de 6 milliards de dollars de bénéfice.

Même lorsqu'elle se proclame personnelle, l'informatique reste un investissement relativement lourd. La récession, qui frappe l'ensemble de l'économie occidentale, n'épargne donc pas ce domaine ; mais la chute des commandes y est d'autant plus rapide que ce marché arrive seulement aujourd'hui à maturité. L'informatique et, surtout, la micro-informatique ont connu au début des années 1980 des croissances comprises entre 30 et 50 % par an. Le taux d'aujourd'hui est proche de zéro. Il a même été négatif en 1990 sur le marché américain. IBM, qui prévoyait en 1985 d'atteindre les 100 milliards de dollars de chiffre d'affaires à l'horizon 1990, a dû se contenter de 69 milliards. Et les analystes s'attendent à un recul de 10 % de ses ventes cette année. Peu d'acteurs avaient prévu cette décélération brutale. Les managers sont bien souvent entrés en affaires avec l'avènement du processeur, il y a moins de trente ans. Embauchant à tour de bras il y a encore trois ans, eux qui ne savaient gérer que les pentes ascendantes sont contraints aujourd'hui de licencier massivement, voire de mettre purement et simplement la clé sous la porte.

Nul n'est épargné. Après les plans de réduction d'effectifs chez IBM, portant sur plus de 20 000 personnes, ou chez Unisys, né d'une fusion jamais réalisée entre Burroughs et Sperry en 1986, c'est au tour de DEC, la firme du Massachusetts, de licencier, pour la première fois depuis sa fondation en 1957. En Europe, le groupe français Bull, qui replonge dans le rouge avec près de 7 milliards de pertes en 1990, aura amputé ses effectifs de 8 500 personnes en deux ans à la fin de cette année. La coupe claire touche un emploi sur cinq. L'allemand Nixdorf, ex-petit génie de l'informatique distribuée, n'a pu résister aux convoitises de son compatriote Siemens, entraînant l'informaticien d'outre-Rhin à déplorer un milliard de Deutsche Mark de pertes pour la deuxième année consécutive. D'une douzaine d'acteurs au début des années 1980, l'Europe ne compte plus que trois informaticiens : Siemens, Bull et Olivetti. La récession aiguise une concurrence devenue acharnée. Mais la situation économique n'explique pas seule cet état de fait.

Les systèmes ouverts : une Arlésienne

L'informatique vit une profonde mutation qui accélère le laminage des marges des fabricants. Le marché était autrefois captif. Adopter IBM ou Unisys liait le client à son fournisseur pour des années. Car la machine de l'un n'était pas compatible avec celle du voisin. L'utilisateur qui souhaitait disposer d'une nouvelle application, ou améliorer la performance de son système, n'avait pas d'autre choix que celui de demander à son fournisseur les dernières versions de ses logiciels. Faute de quoi tout son parc informatique était bon à mettre au rebut. IBM régnait alors en maître absolu sur un marché où les marges dans les grands systèmes atteignaient 40 %.