Journal de l'année Édition 1990 1990Éd. 1990

Point de l'actualité

Le lamento corse

Annoncée le 1er juin 1988 pour cent jours, la trêve des bombes avait été prolongée par le mouvement nationaliste pour « aboutir à un règlement politique du problème corse ». On s'attendait donc à percevoir les dividendes de la prudence et de l'art subtil de la négociation qui semblaient guider la démarche de Pierre Joxe, chargé des relations avec l'île depuis son retour au ministère de l'Intérieur. Or, une grève de dix semaines amorcée à la poste de Bastia le 21 février s'est achevée le soir du 1er mai après avoir mobilisé vingt mille fonctionnaires et agents de l'État et coûté cent soixante-dix millions à l'économie insulaire. Elle avait entre-temps révélé l'insuffisance de l'information du gouvernement, gêné les nationalistes avant qu'ils ne rejoignent et récupèrent le mouvement et confirmé l'impuissance des élus régionaux.

Le poids de l'insularité

La grève a été lancée pour obtenir une prime de vie chère. La section CGT de l'administration des Impôts estimait que « la vie courante (alimentation, essence, assurances) » revenait à « 33 000 F plus cher par an aux Corses » qu'aux continentaux. Effectivement, les enquêtes de l'INSEE donnaient raison aux syndicats de fonctionnaires. Ajaccio est la ville la plus chère de France, et Bastia prend la quatrième place dans ce classement, immédiatement après Paris. L'alimentation coûte à Ajaccio et à Bastia 6,8 % de plus que la moyenne nationale. Le prix des légumes surpasse la moyenne française d'un tiers. La baguette de pain, que l'on paie 3,20 F sur le continent, est affichée 3,50 F dans l'île. À Ajaccio, il faut compter 15 % de plus qu'à Orléans pour s'habiller de la même manière.

Cette situation est bien connue et souvent prise en compte : les agents de l'EDF et de la SNCF, les employés de banque perçoivent des indemnités particulières lorsqu'ils sont en service en Corse. Aussi, dès le début du mouvement de grève, la CGT a réclamé une prime d'insularité de mille francs par mois et un relèvement de l'indemnité versée en fonction du domicile ; la Corse, classée en zone deux, serait passée en zone zéro ; chaque salarié aurait bénéficié d'une augmentation de 3 % environ. Dans le même esprit, FO et la CFDT, évitant les chiffres pour ouvrir la voie aux négociations, ont demandé une indemnité compensatrice de vie chère.

La disparité des prix qui se manifeste aux dépens de la Corse a été parfaitement admise par le gouvernement, puisque Michel Rocard déclarait le 20 mars : « Il est... anormal que le consommateur corse paie à un prix supérieur à celui constaté sur le continent des biens courants qui arrivent en Corse à un prix inférieur. » Dans son intervention, le Premier ministre laissait clairement entendre, néanmoins, que la hausse des prix pouvait être imputée aux agents économiques de l'île même. En Corse, les intermédiaires sont mieux placés qu'ailleurs pour élargir leurs marges : l'île est un marché étriqué de 200 000 personnes environ, qui interdit l'existence d'une véritable concurrence : les médicaments, comme l'essence, sont acheminés par un seul réseau de distribution ; pour les produits alimentaires, les petits commerces ont leur choix réduit à deux distributeurs. Ententes et concertations sont fréquentes. Ce marché étroit est aussi sensible. Les flux touristiques suscitent chaque année une tension sur les prix ; tout mouvement social affectant les relations entre le continent et l'île provoque le même effet.

L'intervention de l'État

S'il n'a pas su maîtriser les circuits commerciaux, l'État est intervenu pour compenser les inconvénients de la situation insulaire de la Corse : il participe pour plus de 750 millions de francs par an aux transports entre la Corse et le continent. « Le problème », déclarait Michel Rocard le 30 mars, « n'est pas de transférer plus d'argent, mais de l'y transférer autrement ».

L'amélioration, nécessaire, de l'action de l'État pourra se fonder, à partir de cette année, sur une belle collection de documents susceptibles d'éclairer l'Assemblée régionale et, plus encore, le gouvernement, qui détiennent les pouvoirs de décision.