Que d'eau, que d'eau...

Deux affaires, abondamment médiatisées sous les titres de « mémoire de l'eau » et de « fusion froide », ont marqué l'année scientifique écoulée. Chacune à leur façon, elles ont pris en défaut les mécanismes (trop) bien huilés de l'évaluation de la recherche et de la publication scientifiques.

Méfiez-vous de l'eau qui dort... Les deux controverses scientifiques apparues récemment ont donné un sens tout particulier au vieux proverbe. À la suite d'un article publié en juin 1988 dans la revue scientifique internationale Nature, on se demande toujours si l'eau n'est pas douée d'une « mémoire » moléculaire ; depuis mars 1989 et l'annonce de la « fusion froide » par le Financial Times, média plutôt inattendu en la matière, on soupçonne qu'elle pourrait aussi receler le secret de la fusion nucléaire contrôlée.

Ces phénomènes ont la particularité de se situer à la frontière de plusieurs domaines : biologie et physique pour le premier, chimie et physique nucléaire pour le second. Des « terrae incognitae » pour lesquelles n'existe aucune compétence scientifique véritable.

Le titre de l'article paru dans Nature sous la signature d'une douzaine de chercheurs français et étrangers : « La dégranulation des basophiles humains induite par des antisérums anti igE à haute dilution » n'était a priori guère fait pour déchaîner les passions populaires. De façon très inhabituelle, il était cependant précédé d'un avertissement intitulé « faut-il croire à l'inconcevable ? » où le rédacteur en chef britannique, John Maddox, soulignait le manque absolu de bases physiques pouvant expliquer le phénomène décrit, et suivi d'une « réserve éditoriale » annonçant la venue prochaine, au laboratoire de l'INSERM où a été faite la découverte, d'une équipe d'observateurs indépendants chargée de vérifier les expériences en cause.

Le savant et l'illusionniste

« Inconcevable » est l'adjectif adéquat. L'expérience décrite par le professeur Jacques Benveniste, directeur de l'unité 200 de l'INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale), montre en effet qu'une molécule peut agir sur un milieu biologique, même si elle y est diluée à un point tel qu'elle n'a statistiquement plus aucune chance d'y être présente... La molécule en question est un anticorps qui a la propriété, lorsqu'il se fixe sur une cellule particulière du sang (un basophile), de déclencher sa « dégranulation » : les grains d'histamine que contient le basophile se répandent alors dans le milieu extérieur, phénomène parfaitement reproductible et directement observable au microscope.

Suivant la logique la plus élémentaire, la dégranulation devrait s'arrêter en l'absence d'anticorps. Or il n'en est rien. À condition d'agiter vigoureusement la solution à chaque dilution, pratique courante en homéopathie, l'effet de la dégranulation disparaît puis réapparaît à intervalles réguliers. Il persiste jusqu'à une dilution de 10120, bien au-delà du moment où il ne reste plus aucune molécule d'anticorps dans la solution. L'hypothèse d'une eau douée de mémoire, capable de conserver l'empreinte d'une molécule grâce à un processus de nature électromagnétique encore insoupçonné, aurait été accueillie par un haussement d'épaules si elle n'était avancée par Jacques Benveniste, reconnu internationalement pour ses travaux sur l'allergie et les phénomènes inflammatoires. Comme ce dernier s'était plié de bonne grâce aux multiples reproductions de l'expérience (au Canada, en Israël et en Italie) exigées par la revue Nature, plus rien, sinon l'incrédulité, ne s'opposait à la publication de son article. Il fallut cependant ses déclarations fracassantes lors d'un congrès d'homéopathie pour que Nature, craignant peut-être de passer à côté d'un « scoop », se décide à sortir l'affaire, après deux ans de tergiversations.

Les « observateurs indépendants » promis par John Maddox arrivèrent au laboratoire de l'INSERM en juillet 1988. Il y avait là Maddox lui-même, Walter Stewart du NIH (National Institute of Health), américain, et James Randi, illusionniste professionnel. Célèbre pour avoir confondu le tordeur de cuillères à distance Uri Geller, ce dernier installa avec son assistant plusieurs caméras vidéo dans le laboratoire. Sept expériences furent réalisées. Quatre d'entre elles, menées selon la méthodologie habituelle, donnèrent des résultats positifs. Les trois autres, conduites selon une procédure gardée secrète (mise sous enveloppe scellée et scotchée au plafond du laboratoire !), ne montrèrent aucune dégranulation anormale. Tout en excluant une fraude délibérée, Maddox conclut que « l'expérience n'était pas reproductible au sens ordinaire du terme ». Les résultats sont trop beaux pour être vrais déclara en substance Stewart, qui observa que les mesures contenaient moins d'erreurs expérimentales qu'il n'était statistiquement possible. James Randi, enfin, alla beaucoup plus loin en notant « une combinaison de plusieurs facteurs dont l'un est le système universitaire français, où le patron a toujours raison ».