L'invasion des déchets

Bateaux maudits, décharges sauvages... L'histoire d'aujourd'hui est jonchée de dangereuses poubelles. Les nations industrialisées tentent de se débarrasser des déchets envahissants de leurs usines. Chez les autres, c'est encore possible. Mais jusqu'à quand ?

Sorti brusquement de l'envers du décor industriel, le déchet est désormais placé à l'avant-scène, sous les projecteurs des médias. Trafics en tous genres, exportations vers l'Afrique, cargaisons disparues, images et récits se multiplient dans les journaux, les magazines et sur les chaînes de télévision ; pendant des mois, les Italiens et les Anglais sont tenus en haleine par les mésaventures du Lynx, du Makiri et du Zanoobia.

Les cargos « maudits »

L'histoire commence au début de 1987, lorsque le Lynx, un navire battant pavillon maltais, appareille à Carrare, en Italie, pour emporter des rebuts chimiques à Djibouti. À son arrivée, les autorités refusent que soient débarquées les deux mille tonnes d'insecticides, de vernis et de déchets pharmaceutiques qu'il renferme. L'affréteur fait alors franchir au navire le cap de Bonne-Espérance et traverser l'Atlantique. Lorsqu'il aborde à Puerto Cabello, au Venezuela, l'équipage souffre de sévères démangeaisons et de plaques d'eczéma dues aux vapeurs qui s'échappent de plusieurs fûts endommagés. Le Lynx prend le large après avoir abandonné sa cargaison sur un terrain vague. Trois mois plus tard, les responsables locaux s'affolent : un enfant qui jouait près des fûts est mort de brûlures. On s'aperçoit alors que la société réceptrice n'était qu'une simple boîte aux lettres. Les fûts sont rembarques à bord du Makiri, un cargo chypriote, qui appareille vers la Méditerranée. En Sardaigne, but du voyage, les douaniers refusent de le laisser aborder. Le Makiri débarque donc ses fûts sur un terrain du port de Tartous, en Syrie. Trois mois plus tard, les autorités syriennes tentent de s'en débarrasser. Elles confient alors la cargaison à un armateur, qui fait charger les fûts sur le Zanoobia. Le navire appareille en mars 1988. À Salonique on lui refuse l'entrée en Grèce ; à Bari, l'entrée en Italie. Il attend près de deux mois devant Carrare, point de départ de la cargaison. Les déchets sont enfin débarqués à Gênes par des équipes spéciales, puis incinérés. La moitié de l'équipage doit être hospitalisée.

Des offres difficiles à refuser

Après l'odyssée du Zanoobia, la presse et des associations écologistes révèlent l'existence de nombreux autres dépôts, dont certains datent de plusieurs années. Sur l'île de Kassa, en Guinée, un navire norvégien a déversé quinze mille tonnes de cendres toxiques provenant de Philadelphie, aux États-Unis. Le consul général de Norvège, Sigmund Stromme, est arrêté. Il a reçu 200 francs par tonne importée au nom de sa société, Guinomar, alors que l'élimination des cendres aurait coûté 5 000 francs la tonne aux États-Unis. Pour obtenir sa libération, la Norvège accepte en juin de faire enlever le dangereux dépôt.

Dans d'autres cas, les projets ont été tués dans l'œuf par les révélations de la presse et par le parfum de scandale et de pots-de-vin qui les a entourés. Au Congo, cinq personnes, dont trois officiels de haut rang, ont été arrêtées en juin pour avoir accepté l'importation d'un million de tonnes de déchets industriels, pour la somme totale de quatre millions de dollars. De leur côté, quatre ministres du Bénin avaient signé un accord d'importation avec une société de Gibraltar, la Sesco. Celle-ci proposait de leur verser 2,5 dollars par tonne de déchets importés, alors que le coût d'élimination atteint plus de 150 dollars en Europe. Ce contrat a été annulé peu après que son existence eut été dévoilée. Il contenait des clauses exorbitantes de secret et d'exclusivité pour Sesco, mais ne prévoyait ni contrôle ni étude de sécurité. Les offres sont cependant très difficiles à refuser pour les pays très pauvres : en Guinée-Bissau, autre pays d'Afrique de l'Ouest, le contrat proposé par une entreprise suisse et par deux sociétés britanniques aurait rapporté 120 millions de dollars par an, à peu près l'équivalent du produit national brut du pays.

L'aventure du « Karin-B »

En 1988, le cas le plus absurde est certainement celui du Karin-B. En septembre 1987, des cargos italiens déposent plusieurs chargements de déchets européens près du village de Koko, au Nigeria. Le propriétaire du terrain habite à quelques mètres du dépôt et touche 1 000 francs par mois environ. « Il y avait une odeur forte de vapeurs acides et de composés chimiques. Plusieurs fûts ouverts laissaient apparaître des déchets chlorés, des peintures, des solvants, des résidus acides », indique Mark Line, un ingénieur anglais de l'association Friends of the Earth (FOE) appelé par le gouvernement nigérian pour expertiser le site.