Il tomba comme un verdict. Les « nouvelles mémoires » technologiques, sophistiquées et coûteuses parce que fiables, ne pouvaient pas cohabiter avec un amas poussiéreux de papiers, d'autant plus exponentiel qu'il prétendait à l'exhaustivité. La bonne dame sera donc amputée d'un ou plusieurs membres (estampes, photographies, département audiovisuel...) et probablement équipée d'un matériel digne de l'information moderne, à l'instar du Centre Pompidou et de la Vidéothèque de Paris (voir les Banques du savoir, par Félix Torres).

Ainsi présentée, en ne développant que les sujets qui concernent ou intéressent la majorité des citoyens, l'année 1987 peut sembler abstraite. C'est le jardin public, le grand espace ouvert à tous, la carte routière où courent, rectilignes, les nationales. Reste le plus précieux : le lieu intime des prédilections, et 1987 aura alors la couleur de nos coups de cœur et de nos nostalgies, loin des statistiques et du consensus.

Pour les lecteurs de poésie, il n'aura pas été indifférent que le prix Nobel de littérature soit allé à Joseph Brodsky, ce Russe devenu américain, mais resté citoyen de l'art, seule patrie qu'il revendique. D'autres, ou les mêmes, privilégieront des images de Sous le soleil de Satan, prométhéenne adaptation de Bernanos par Maurice Pialat, qui scinda en deux la France des cinéphiles, mais éblouit ceux qui désespéraient du mysticisme. D'autres, ou toujours les mêmes, se souviendront longtemps que 1987 fut l'année où parut, chez Gallimard, Laterna magica, autobiographie déchirante, désespérée, du plus génial sans doute des cinéastes vivants : Ingmar Bergman, qui écrivit ce livre parce qu'il a définitivement renoncé au septième art.

Il y a décidément une place folle dans une mémoire qu'on sollicite – et notamment pour l'oubli. 1987 est comme ces jeux de patience où les cartes présentent d'abord leur face muette. On connaît les cinquante-deux figures, on sait qu'elles sont là, à portée de main. Mais il est rare qu'on parvienne à toutes les retourner.

Pierre Ajame

Idées

Quel rôle jouent les intellectuels aujourd'hui ? La réponse d'Alain Finkielkraut figure dans son livre la Défaite de la pensée, qui déplore l'arasement général des valeurs. Bernard-Henri Levy, faisant l'Éloge des intellectuels, propose une solution à ce désarroi : être médiatique et opportuniste.

Pourtant, la pensée s'élabore bien au contact du réel, assumant la modernité même si elle dérange (Jean-Luc Nancy : l'Oubli de la philosophie) et prenant même en compte l'économie : Serge-Christophe Kolm, dans l'Homme pluridimensionnel, insiste sur la nouvelle synergie de l'économique et du spirituel. Il n'est plus possible, en tout cas, en 1987, de penser d'un côté et d'agir de l'autre : c'est la conclusion qu'on tire à la lecture du livre de Victor Farias qui convainct de nazisme l'un des plus grands penseurs du siècle : Heidegger.

On a rarement consacré autant de place à la philosophie sociale et politique. Les ouvrages parus sur le libéralisme ont en communie refuser l'interventionnisme de l'État dans la vie sociale : ainsi, État modeste, État moderne de Michel Crozier. Les idéologies dogmatiques ne font plus recette ; Christian Michel, dans la Liberté, deux ou trois choses que je sais d'elle, propose le référendum comme moyen de rendre la parole au peuple : le libéralisme se veut là repensé, lucide et novateur. Ceux qui y voient la liberté livrée au bon vouloir des puissants déplorent le triomphe de son corollaire, l'individualisme : Luc Ferry et Alain Renaut analysent les Itinéraires de l'individu.

Alors que, comme beaucoup, Gianni Vattimo annonce la Fin de la modernité, ce siècle s'achève dans l'angoisse : Michel Henry dit la destruction de l'humain par la science, la technique et les médias dans la Barbarie. Faut-il croire avec Glucksmann que le doute cartésien permet de maîtriser les erreurs (Descartes, c'est la France), ou avec Jurgen Habermas, à la nécessité d'un rationalisme actualisé (Profils philosophiques et politiques) ?

Françoise Devillers

Littérature mondiale

Les « Belles Étrangères », l'opération menée par le ministère de la Culture pour familiariser le public avec les littératures venues d'ailleurs, a confirmé la vitalité du roman d'Amérique latine : le réalisme magique du Llano en flammes, de Juan Rufflo, ou de l'Ancêtre, de Juan José Saer, n'a d'égal que la poésie de la Plantation, de Reinaldo Arenas. La péninsule Ibérique a révélé une exubérance sensuelle longtemps réprimée : ainsi, de Leopoldo Alas, la Régente, au parfum de scandale, ou le Dieu manchot, baroque et persifleur, de José Saramago. L'Italie parlant d'elle-même exorcisait aussi ses démons à travers les Nouveaux Libertins, de Vittorio Tondelli, et Atlas occidental de Daniele Del Giudice. La charge sociale est venue d'Angleterre, avec la traduction de Mrs Craddock, de Somerset Maugham : le roman de cette Bovary victorienne est aussi permissif que la Fleur foulée aux pieds de Ronald Firbank. Phyllis Daphne James (Un certain goût de la mort) disputa à Ruth Rendell (Vera va mourir) le titre de Queen of crime.