Panorama

Introduction

1986 les chiffres nous font parfois des clins d'œil. Un siècle auparavant, le 28 octobre 1886, les Français offraient aux États-Unis la statue de la Liberté éclairant le monde. Cent ans après, les descendants de Bartholdi et d'Eiffel, principaux artisans de cette œuvre symbolique, sont toujours aussi attachés à la liberté. Ils s'effraient de la voir bafouée dans la plupart des pays du monde et ils grondent chaque fois qu'elle leur paraît menacée dans le berceau des droits de l'homme et du citoyen.

Liberté chérie

Dans le tiercé gagnant de la République (Liberté-Égalité-Fraternité), l'ordre d'arrivée varie selon l'époque. Les années 40 et 50 avaient été placées sous le signe de la Fraternité : au front, dans la Résistance, puis dans les entreprises et les institutions chargées de reconstruire le pays après les années de guerre. Les années 60 et 70 avaient été celles de l'Égalité. La croissance économique avait provoqué un enrichissement général, dont la plupart des catégories sociales avaient largement bénéficié.

Le maître mot des années 80 est indéniablement celui de Liberté. Le seul capable en tout cas de mobiliser des individus qui ne descendent plus facilement dans la rue, préférant la douceur du foyer à l'inconfort de la contestation. On se souvient des manifestations de soutien à l'école « libre », qui rassemblèrent le 24 juin 1984 un million et demi de parents (dont les enfants étaient pour beaucoup inscrits à l'école laïque). On se souvient des pressions sociales qui ont permis la reconnaissance et la multiplication des radios « libres », puis la « libération » progressive de la télévision du monopole étatique. Le mot libéralisme lui-même a bénéficié d'un a-priori favorable dans l'opinion (avant même qu'elle n'en découvre le contenu) parce qu'il évoquait le mot liberté. C'est au nom de cette liberté que se développent les formes actuelles de l'individualisme, caractéristique de cette fin de siècle. Ainsi, les mentalités ont bien changé depuis Tocqueville qui prétendait que « les Français veulent l'égalité dans la liberté et, s'ils ne peuvent l'obtenir, ils la veulent encore dans l'esclavage »...

1968-1986 : L'Histoire ne se répète pas

C'est aussi pour la liberté, celle de l'accès aux diplômes et surtout à l'emploi, que les lycéens et les étudiants ont défilé en décembre 1986. Là encore, les chiffres nous font un clin d'œil malin. 86, c'est 68 à l'envers ; il n'en fallait pas plus pour que le spectre de l'historique mois de mai se profile dans les esprits, et aussi dans les médias ! Mais si les chiffres étaient inversés, les situations l'étaient aussi. Les jeunes de mai 68 étaient en révolte contre la société industrielle. Ceux de 86 revendiquaient au contraire le droit de s'y intégrer. Une nuance de taille, qui mesure aussi l'évolution depuis vingt ans.

Âgés aujourd'hui de 15 à 20 ans, ces lycéens et étudiants sont nés entre 1965 et 1970. Ils n'ont donc connu que la « crise », ou plutôt les crises qui se sont succédé depuis leur naissance : crise culturelle, dont les premiers symptômes remontent à 1965 ; crise économique, conséquence du choc pétrolier de 1973 ; crise démographique, apparente sur les courbes de natalité dès 1974. Crise politique, aussi, avec les bouleversements de 1981 (arrivée de la gauche au pouvoir), de 1983 (renversement de la politique économique) et de 1986 (retour de la droite et mise en place difficile d'une politique libérale).

Dans le même temps, l'évolution technologique provoquait un grand chambardement des métiers et rendait nécessaire la restructuration industrielle. Enfin, les nuages s'accumulaient sur l'Europe, qui ne parvenait pas à stabiliser sa population, à résoudre le problème de ses immigrés, à améliorer sa compétitivité par rapport au Japon, aux États-Unis ou à l'Asie du Sud-Est, à trouver le vaccin contre le terrorisme...

Au total, les jeunes auront donc connu beaucoup de chocs et de crises pendant leurs années d'enfance. C'est ce qui explique que les manifestants de décembre 1986 n'étaient pas à la recherche de l'utopie perdue mais, plus prosaïquement, d'un emploi, du droit d'entrer dans le monde des adultes autrement que par la porte du chômage. Dans ce contexte, la loi Devaquet ne constitua qu'un prétexte, la goutte d'eau qui fait déborder le vase et produit donc littéralement le « ras le bol ».