Yves Saint Laurent

De la haute couture considérée comme un des beaux-arts. Vingt-cinq ans de création... La rétrospective de son œuvre attira près d'un million de visiteurs au Metropolitan Museum de New York. À Pékin, les Chinois lui firent un accueil enthousiaste. Moscou le fête, Leningrad l'attend. Et Paris le célébra en 1986 par le biais de deux expositions retentissantes. Il a cinquante ans. Il s'appelle Yves Saint Laurent. C'est plus qu'un nom : une saga.

C'était là-bas, en Oranie... La vie d'Yves Saint Laurent (sans trait d'union) commence ainsi que débute un roman. Et se poursuivra de la même façon. Au demeurant, le héros n'aime guère raconter son existence, son « cursus » dira-t-on quand, justement, sa trajectoire ressemblera à une course aux honneurs, à la gloire, sans beaucoup d'obstacles et avec un seul handicap : sa légendaire timidité.

Il est né le 1er août 1936, à l'apogée de la canicule algérienne. D'Oran, où il passa toute sa jeunesse, il ne parle point, ou à peine, juste pour dire que « c'était la province ». Rarement homme fut plus étranger à ses origines. Il eût pu être enfant de Besançon ou bien Alsacien : peu de chose dans son œuvre témoigne d'une quelconque influence africaine, pas plus que d'une influence russe ou indienne. Et scruterait-on la collection exhaustive de ses robes que presque jamais le moindre plissé, le plus petit drapé ne trahiraient qu'il vit des femmes voilées et que les gandouras firent partie de son paysage. De même retint-il rarement les couleurs violentes, les bariolages qui durent pourtant lui sauter aux yeux. Et c'est là son secret majeur : le plus intellectuel des grands couturiers est sourd et aveugle à toute émotion et à tout spectacle qui ne sont point passés par le prisme de sa réflexion.

Est-ce à croire qu'il s'agit d'un pur esprit, dont la monstrueuse culture aurait tué la capacité d'aimer simplement, et de rêver sans références ? Non, puisque son plus ancien souvenir, c'est, dit-il, « les yeux bleus de ma mère ». Mais Saint Laurent, si tendre, si affectueux, se méfie de ses sentiments, ou plutôt il veille à ce qu'ils n'envahissent pas son travail, il les tient à la lisière de son œuvre. « Il y a deux aspects en moi, dit-il : l'un qui aime le foisonnement et l'autre qui aime la rigueur. » Les mouvements du cœur appartiennent au foisonnement. « Au fond, ajoute-t-il, je préfère la rigueur. » On s'en doutait.

Aujourd'hui, il passe ses rares vacances dans une maison qu'il possède à Marrakech. C'est bien la preuve que la magie maghrébine a tout de même fait son chemin. Mais s'il a peint ses pergolas de couleurs très contrastées, de turquoise et de jaune, s'il aime l'efflorescence exagérée de la végétation tropicale, en tant qu'artiste il leur ferme sa porte et retourne à ses épures. C'est qu'il a du style une idée quasi janséniste : la grandeur découle du refus.

Une cuirasse de solitude

Rien de moins alangui ni de moins méditerranéen donc chez cet enfant qui croît de manière surprenante : il finira par atteindre 1,84 m et par donner (Edmonde Charles-Roux en témoigna) l'impression d'un girafeau, d'« une espèce d'échalas luttant contre de grosses lunettes qui sans cesse lui glissaient du nez ». Mais, avant d'être ce géant maigre qui affronte Paris, il passa par une étape si sévère qu'on peut parler de douleur.

C'est une affaire entendue : Oran, entre les années 40 et 50, est le plus reculé des lieux reculés. Du moins pour qui voit se lever, à travers les magazines, un univers d'élégance, de « premières » et de vernissages. Mais la vie sociale dut pourtant y exister et, à défaut de représentations brillantes, des conversations pouvaient se nouer entre adolescents, élèves du lycée d'Oran, de ces conversations qui se prolongent tard dans la nuit et lors desquelles on échange des enthousiasmes, on commet des vers ou des esquisses de romans, on refait le monde à partir d'un film, d'un disque. De telles choses sont arrivées à tous ; pas à Yves. C'est qu'il était devenu, à cause de son allure dégingandée, de sa myopie et de sa timidité, un idéal souffre-douleur. Il en parle encore, de sa voix grave « traversée d'inflexions enfantines », notait Hector Bianciotti, avec un fatalisme empreint d'amertume : « J'aimais beaucoup les études, mais j'ai été martyrisé par mes camarades. » Il se fabriqua une cuirasse de solitude qu'il n'a plus jamais ôtée.

La passion du théâtre

Au théâtre de marionnettes de son enfance Yves en a substitué un autre, beaucoup plus grand, mais toujours avec des marionnettes. Seulement celles-ci, il les a dessinées et peintes lui-même, et habillées avec de vieux draps que lui donnait sa mère. A ses sœurs et à ses cousins il offre des représentations des Caprices de Marianne et de l'Aigle à deux têtes, de ce Jean Cocteau qu'il vient de découvrir et qui deviendra un ami vigilant. Il perfectionne sa boîte à mirages en la dotant d'électricité. Son système d'éclairage est compliqué à souhait, souvent efficace et parfois dangereux : en montant la Sainte Jeanne de Bernard Shaw, le régisseur-décorateur-metteur en scène met le feu à son œuvre et le rideau tombe sur un tas de cendres !