L'Élitisme républicain

Divine surprise ! L'école redevient conforme à la définition qu'en donne le Petit Larousse, un « établissement où l'on enseigne », une institution chargée de « donner la connaissance ». En d'autres temps, c'eût été une lapalissade. Mais, en 1985, c'est une petite révolution. À grandes enjambées, sautant par-dessus quinze années de réformes, innovations et états d'âme, l'Éducation nationale fait son retour aux sources. Elle redécouvre ses pères fondateurs, dépoussière leurs prescriptions et ranime l'esprit républicain des origines. Spectaculaire remise en cause qui n'a pris que quelques mois. Le divorce entre le pays et son école, dont le paroxysme a été atteint dans la guerre public-privé, conduit ainsi paradoxalement aux retrouvailles entre une opinion désabusée et une institution dévalorisée. Mouvement profond d'une société en crise qui recherche dans ses valeurs traditionnelles, mais oubliées, le moyen de se réarmer face à des perspectives d'avenir grisâtres.

À la base de cette transformation, le simple constat d'un ministre de l'Éducation nationale. En arrivant aux affaires, Jean-Pierre Chevènement, seizième locataire depuis 1958 de l'imposant édifice de la rue de Grenelle (siège du ministère), ne connaît pourtant guère ses dossiers. Justement, il va pouvoir gérer ce portefeuille technique et délicat comme un chef de guerre qui prend le commandement d'un régiment démobilisé. La mission est difficile : faire oublier au plus vite les obstacles et les erreurs psychologiques que la gauche laïque a multipliés depuis 1981. Les forces sont hostiles : un million de personnels disparates, qui composent les effectifs de l'Éducation nationale, et de tout-puissants syndicats ont leur mot à dire sur toute initiative ministérielle. D'où la nécessité d'une politique qui ne se contente pas de gérer la situation ou de perpétuer le genre chaotique et hésitant qui a tant fait pour convaincre les Français – à tort – que leur école est en décrépitude. Loin des débats de spécialistes qui ont largement contribué à brouiller les esprits, Chevènement définit très vite un style autant qu'une méthode : l'élitisme républicain.

Le style, c'est celui d'un homme volontaire et décidé. Après le règlement de la querelle scolaire, expédiant prestement l'éloge inévitable de son prédécesseur, il fonce, vite et droit. Les manches retroussées, il plonge ses mains gantées de velours dans le magma de projets, rapports et « zigzags » pédagogiques qui engluent l'enseignement. Il en extirpe un noyau dur constitué de solides évidences et définit quatre priorités : la formation des maîtres, l'école primaire, le contenu des programmes et l'enseignement technique. Ce qui lui vaut très vite les satisfecit de tout bord. Le très classique SNALC (Syndicat national des lycées et les collèges), la très académique Société des agrégés, ou la très pragmatique PEEP (Fédération des parents d'élèves de l'enseignement public) applaudissent ce retour au « bon sens ». Les nostalgiques des tables de Pythagore comme les soixante-huitards lassés d'errer dans l'innovation y trouvent leur compte ; quant à la toute-puissante FEN (Fédération de l'éducation nationale), elle se félicite de voir enfin un ministre s'adresser directement aux enseignants. Chevènement-Bernard-l'ermite n'invente rien, mais il mobilise – quelquefois sans aucun moyen – pour la croisade contre l'ennemi commun : la dégradation du système éducatif.

Le retour à Jules Ferry

La méthode est des plus simples : ne pas être un spécialiste. « Je n'ai pas lu les rapports Prost ou Legrand » (les deux pierres d'achoppement – l'une consacrée aux lycées, l'autre aux collèges – que l'ère Savary avait elle-même posées sur le chemin éducatif), confesse-t-il presque volontiers. Et d'ajouter : « J'ai lu en revanche tous les débats parlementaires consacrés à l'enseignement depuis la loi Falloux (1850) ». Le ton est donné. Pour voir plus loin, Chevènement regarde en arrière. Tandis que son cabinet bûche les dossiers les plus pointus, lui fait son pèlerinage aux racines de l'école publique. Il commence par citer abondamment Jules Ferry, continue en parlant d'« instruction publique » au lieu d'« éducation nationale » et finit en lâchant ce drôle de mot : l'« élitisme républicain ». L'expression est indissociable du personnage. Né de parents instituteurs, Chevènement a vécu son enfance à l'ombre du clocher de l'école laïque. D'origine modeste, sa mère catholique et laïque à la fois, lui a inculqué très tôt des valeurs scolaires très classiques, empreintes de cette morale chrétienne que Ferry et ses successeurs ont su transformer en vertus typiquement républicaines : mérite, effort, travail, récompense. C'est le « fonds Chevènement », un corpus solide de références populaires à tonalité élitiste. Selon cette croyance, le fils de petit bourgeois peut accéder, grâce au moule universel d'une école sévère, aux mêmes honneurs que le fils de famille. Pourvu qu'on lui enseigne avec vigueur ce qu'il doit savoir. Si l'école est égalitaire, c'est en imposant à tous, avec le même degré d'exigence, des connaissances communes. Jusque-là, rien que de traditionnel. Mais une telle façon de penser avait disparu des esprits. Et la remettre au goût du jour constituerait aujourd'hui un acte de bravoure s'il ne venait s'y ajouter une autre dimension. Car c'est bien de politique qu'il s'agit. L'« élitisme républicain » n'aurait sans doute jamais existé si l'opinion n'était dans sa grande majorité, et par-delà des clivages politiques, très favorable à une vaste opération de remise à l'heure des pendules scolaires. Le tout était de le comprendre. Et Jean-Pierre Chevènement – ses adversaires le lui reprochent – a agi là en homme politique capteur d'opinion, consensuel, plus qu'en ministre de l'Éducation.