Certes, la crise ajoute la composante de ses effets déstabilisateurs, mais elle n'est pas la mère de la violence houligane. Doit-on réserver un sort meilleur à l'explication politique, celle-ci renvoyant souvent elle-même à l'explication par la crise ?

Sans nier que les commandos casseurs qui composent souvent les premières lignes des bandes (les « Lions », les « Phoenix », les « Loups rouges », les « Mods », les « Skin-heads », etc.) paraissent affirmer une idéologie fascisante, on doit relativiser terriblement la conclusion qu'on est tenté de faire. Dans le rapport Popplewell, on rapporte le témoignage d'un jeune spectateur présent parmi les supporters de Birmingham : « Au début du match, deux policiers ont entraîné un Pakistanais au fond des tribunes. Parmi la cinquantaine de types de Leeds qui se sont mis à scander Sieg Heil, il n'y avait pas de Skin-heads. » Quant au patron de la police locale, il s'étonnera de ce que les interrogatoires subis par les jeunes arrêtés établissaient leur totale ignorance des programmes politiques du National Front ou du British Movement, partis d'extrême droite. Faisons nôtre la conclusion du rapport Popplewell : « Il est certain que, dans les tribunes sensibles, quelques agitateurs appartenant aux partis d'extrême droite agissent pour exciter la masse ; ils sont aisément repérables, car ils ne sont pas ivres, eux... »

On peut ajouter que le recours à la mythologie nazie doit souvent être pris pour ce qu'il est, un déguisement provocateur à peine plus « réel » que le déguisement en « comte Dracula ». Ce qui est le plus inquiétant dans le phénomène, c'est précisément cette incapacité où l'on est de l'enfermer tout entier dans des explications sociologiques courantes. Il faut accepter d'y voir le geyser d'une violence qui se pare de n'importe quel masque de carnaval et de n'importe quelle légitimation sociale prétexte, mais qui n'est que le jaillissement de cette pulsion de mort qui travaille sourdement toutes les sociétés, lesquelles se doivent alors d'inventer les objets d'investissement qui en permettent la dérivation. Notre société semble avoir perdu ce secret. Peut-être parce qu'elle est une société du « désenchantement du monde », comme disait Max Weber, et qui ne sait plus produire ces fêtes et ces rites où le groupe, tout entier réuni, organisait sa rupture avec le quotidien dans un cadre spatial et temporel très précisément et très rigoureusement défini. Peut-être aussi parce que n'existe plus, dans les sociétés occidentales, cette occasion offerte aux fureurs cocardières qu'était la guerre. Il y a bien de la vérité dans cette boutade d'un journaliste anglais qui disait que les houligans ne chassent en Angleterre que parce qu'il n'y a plus d'expéditions coloniales à leur offrir. Sur les stades, les houligans font, en quelque sorte, la conquête de l'Inde ; en France, serait-ce celle de l'Algérie ?

La violence « dans » le sport, on doit l'entendre comme une violence « à l'occasion » du sport et dont la motivation la plus profonde est le besoin de la violence. Étrange conclusion ! Est-elle éloignée de celle d'Umberto Eco, l'auteur italien du roman Le Nom de la rose, qui, dans un article amèrement ironique, au lendemain du drame du Heysel, écrivait qu'un tel massacre public était de toute évidence le point d'aboutissement logique des spectacles de masse modernes, l'unique anomalie étant l'insolite apparition sur le terrain de vingt-deux hommes dont on se demandait ce qu'ils venaient faire là et dont on pouvait imaginer que la prochaine fois ils éviteraient de venir distraire les gens de l'essentiel : la geste pleine de fureur et de bruit. Mais on ne saurait tomber dans l'angélisme sportif. Il faut bien souligner ce qui, dans l'organisation du sport, voire dans son essence même, explique que s'y agrafe si aisément la violence la plus gratuite et la plus scandaleuse.

« L'esprit du sport »

Lorsque Jacques Ferran écrit, le 13 juin 1985, dans l'Équipe, qui est comme le J.O. des sportifs, avec le lyrisme qui convient : « Les houligans de Liverpool ou de Manchester ne sont pas, hélas, des phénomènes isolés qu'il suffira de maîtriser pour résoudre le problème. On tue des spectateurs, on écharpe des arbitres, on brûle des voitures, on agresse des joueurs, on triche et on se drogue un peu partout dans le monde au nom du sport », son indignation a le mérite de ne pas innocenter a priori le sport ni la société des sportifs. Quand il ajoute : « en attisant la victoire, en transformant ses champions en demi-dieux, en se vendant au plus offrant, le sport se prête aux coups qu'il reçoit, il pactise avec ses bourreaux et ne se distingue plus tout à fait de ses assassins », il ébauche une explication qui repose sur la croyance selon laquelle, derrière ses déformations, le sport pur existe, qu'il faut rendre à lui-même.