La 500e d'Apostrophes

1985 aura été, pour Bernard Pivot, l'année de la consécration. Son visage facétieux s'est étalé à la une de la plupart des journaux et tous les grands bardes de la république des lettres ont entonné un chœur de louanges sans fausse note. Ultime honneur, le jury des Sept d'or lui a accordé, le 25 octobre, deux distinctions enviées : celle du meilleur animateur et celle du meilleur producteur de télévision, Apostrophes recevant en outre le prix du meilleur magazine culturel.

L'étranger a même fini par s'intéresser au phénomène. Une chaîne de télévision américaine (City University) a décidé, à l'instar du Canada et de la plupart des pays francophones, de rediffuser chaque semaine l'émission de Bernard Pivot. De New York à Tokyo, tous les grands journaux du monde se sont à leur tour penchés sur Apostrophes, afin d'analyser le pourquoi et le comment de ce que tous s'accordent à reconnaître comme la plus grande émission littéraire du monde.

Déjà dix ans

Pourquoi cette brusque attention portée à une émission qui existe depuis longtemps et dont le public s'élargit régulièrement certes, mais sans progression spectaculaire, cette année ? Tout simplement parce qu'en célébrant la 500e d'Apostrophes, le 27 septembre, Bernard Pivot a attiré l'attention de l'ensemble de la presse et des médias sur le fait que son émission durait depuis dix ans, sans aucun signe visible d'essoufflement. On s'est aperçu à cette occasion qu'une émission de discussions littéraires était devenue une institution littéraire indiscutable et que c'était même la seule. Les lauréats des prix sont régulièrement contestés, l'Académie française brocardée, quand elle n'est pas oubliée. Pivot, lui, n'est plus remis en cause par quiconque. Le socle de son pouvoir, ce sont les 2 à 5 millions de Français qu'il rassemble chaque vendredi soir, aux accents du concerto de Rachmaninov. Les rares critiques qui s'étaient élevées dans le passé se sont tues depuis longtemps. Régis Debray, qui avait cru pouvoir annoncer, en 1981, la fin prochaine du « monopole » d'Apostrophes, se garde bien d'aborder ce sujet, Bernard Pivot l'ayant publiquement confondu et le président de la République désavoué.

Quant à Bertrand Poirot-Delpech, qui avait tonné contre l'émission de Bernard Pivot dans les colonnes du Monde, il a fini par trotter gentiment vers le plateau d'Apostrophes, dès qu'il y a été invité.

Une formule souple

Pourtant, la formule de l'émission n'a rien d'extraordinaire : une discussion entre quatre ou cinq écrivains, parfois six, ayant publié récemment (six mois tout au plus) un livre se rattachant au thème retenu pour l'émission. Le principe du thème unique pourrait être terriblement réducteur, dans la mesure où les œuvres au sujet original risqueraient d'être régulièrement écartées, si deux correctifs ne venaient en atténuer la rigueur. Le premier est celui de l'émission spéciale consacrée à un seul très grand écrivain : cela a été le cas pour Francis Ponge, Marguerite Yourcenar, Marguerite Duras, Norman Mailer, Julien Green, Georges Simenon, Claude Lévi-Strauss... Il est à noter que cet honneur est décerné relativement tardivement, puisque beaucoup d'invites sont morts peu de temps après l'émission : Vladimir Nabokov, Albert Cohen, Louis Guilloux, Marcel Jouhandeau, Vladimir Jankélévitch, Raymond Aron. Mais il y a tout de même Jorge Luis Borges, qui n'est qu'aveugle, et Alexandre Soljenitsyne, qui a survécu à une grave maladie et à une double dose de l'émission mortifère !

Quant à J-M. G. Le Clézio, le benjamin, il ne semble pas menacé.

2 000 « apostrophés »

Le deuxième correctif réside dans l'habileté de Bernard Pivot à forger des thèmes-valises permettant de faire débattre ensemble professeurs du Collège de France et chanteuses punk, savants et poètes, coureurs de mer et érudits régionaux. Pour lui, alimentation + gymnastique + cancer + mode égale le corps, ce qui donne une émission où Jane Fonda discute avec le professeur Schwartzenberg, l'auteur d'un livre sur l'alimentation sous l'Ancien Régime et un biographe de Brummell.