Culture

Une boulimie exigeante

Depuis longtemps, Paris n'a pas été aussi culturellement brillant qu'en 1984. Et, si on évoque Paris, n'est-ce pas parce que la capitale symbolise et résume le pays dans son ensemble ! Il s'est produit au cours de cette année comme une conjonction de paramètres qui étaient jusque-là à l'œuvre, mais souterrainement. Précisons bien, il ne s'agit pas d'un éclat dans la création, mais d'un foisonnement sans précédent dans la représentation et la consommation culturelles. Ballottés par une lancinante crise économique et politique, les Français s'évadent en courant les salles de concert, de théâtre, de cinéma, etc., qui sont à l'esprit et à l'imagination ce qu'est le jogging aux jambes.

Attention ! l'évasion ne saurait être perçue au premier degré ; si l'on se précipite aux nombreux spectacles, ce n'est pas uniquement pour fuir les désagréments de la vie quotidienne. La démarche est plus profonde, plus exigeante, car on poursuit une sorte de quintessence. Quintessence de la curiosité tant qualitative que quantitative. Et à l'autre extrémité de la chaîne répond l'ingéniosité des producteurs culturels qui font plus que se prêter à la demande, ils la devancent sachant que c'est ce qu'on attend d'eux. Regardez le goût pour Vienne. Il a mêlé les colloques, les livres, les expositions (dès le début de 1985, une rétrospective sera consacrée au compositeur Gustav Mahler) et en même temps il a établi de manière quasi inconsciente une correspondance entre deux sentiments de fin de siècle, au xixe et au xxe siècle. Les grands-messes se multiplient, elles ont souvent un anniversaire pour prétexte et se déroulent sur un terrain pluridisciplinaire.

Diderot est célébré par l'écrit, par le théâtre, par l'exposition, et qui peut nier que Watteau, honoré, pour des raisons qui lui sont propres, appartient également à l'univers de Diderot ? Amadeus, le film de Milos Forman, est relié aux représentations de Lucio Silla, mais aussi à l'ensemble du travail mozartien de la Monnaie, l'Opéra de Bruxelles. Mozart, Watteau, Diderot, c'est le xviiie siècle, son encyclopédisme (en rapprocher l'entreprise toute récente du philosophe Michel Serres publié chez Fayard avec le Corpus des œuvres de philosophie en langue française), l'évolution des mœurs, toute une petite musique de mots, de sentiments, de perceptions. À côté du Moyen Âge, qui, d'une manière générale, continue à faire recette et question (plus que l'Antiquité qui n'a pas franchi le seuil populaire), c'est sans doute le siècle phare, celui qui continue à susciter les questionnements les plus persistants, peut-être est-ce celui qui a vraiment vu naître notre modernité ? Les tricentenaires en 1985 de J. S. Bach, G. F. Haendel, D. Scarlatti, etc., n'en feront qu'accroître l'intérêt. Tandis que l'ouragan Victor Hugo permettra de réenvisager le xixe dans sa quasi-intégralité.

Le xxe siècle

De manière paradoxale, en apparence du moins, ce siècle demeure obscur à ses contemporains. La messe Colette en a été un test, il a suffi du 30e anniversaire de la mort de l'écrivain et de la parution du volume 1 de la Pléiade pour qu'un déluge s'ensuive et suscite un panorama du music-hall, du saphisme, de la vie française au début du siècle, etc. On peut y associer, car c'est la même période, la magistrale étude de Pierre Schneider sur Matisse. Un processus du même ordre, mais s'attachant à une autre période, s'est enclenché pour Marguerite Duras. 1984, année des dames ! Ce n'est pas nouveau, mais cela se confirme.

Du côté des destins, il a été question surtout de ceux des hommes. La France ne cesse pas d'interroger ses grands hommes dans le sillage d'un goût prodigieux pour l'Histoire : De Gaulle toujours, mais aussi Mendès France (avec le premier volume de ses œuvres) et, pourquoi pas, Anatole France (mais, dans ce cas, la greffe demeure superficielle). Radiographie très nationale, qui a laissé de côté l'Amérique, en cette année de réélection de Reagan, bien que nous ayons eu la messe Wenders, et que Paris, Texas, à lui seul tout un programme, ait finalement « enfoncé » Indiana Jones.

Le surréalisme absent

Toute cette avalanche ne rend que plus inexplicable le relatif silence sur le 60e anniversaire de la naissance officielle du surréalisme. 1924-1984 ! L'une des plus actives écoles artistiques du siècle aura été en partie occultée. Aucune manifestation de prestige, alors que le Festival d'Automne parraine une vaste rétrospective Pasolini, rien ou presque à la télé. Rien de la part du ministère de la Culture ! Pourquoi cette réticence ? A-t-on encore peur de l'esprit subversif des amis d'André Breton ? Estime-t-on tout savoir, alors qu'à titre d'indication la parution, récente, d'un volume de correspondance inédite de Paul Eluard prouve qu'il demeure bien des zones d'ombre dans l'histoire du mouvement et de ceux qui l'ont forgé ? À moins que, plus subtilement, notre époque morose n'éprouve de la difficulté à célébrer une explosion née sur les ruines d'une guerre meurtrière et sur les espérances libératrices qui l'ont accompagnée ? Quelles que soient les causes, l'oubli est dommageable et significatif ! À l'heure où certains moquent « les modernes »..., les surréalistes auraient dû être honorés !

Les meilleurs

Soutiendra-ton que la France préfère se « faire du cinéma ? » Au sens de « bluff », ce n'est pas entièrement faux, du moins dans le domaine culturel. L'effet pub continue de le réguler partiellement. Encore que jamais la concurrence n'y a été aussi forte. Et, lorsque l'embarras du choix est à ce point institutionnalisé, à coup sûr, ce sont les meilleurs qui l'emportent. Le toc en édition, en peinture, au cinéma, dans la chanson, en vidéo existe, il passe de moins en moins. Existe cependant encore la crainte devant la nouveauté. Dans un premier temps, tout le monde peste devant « Canal Plus », et puis, dans un second temps, cette nouvelle chaîne — qui, n'en doutons pas, sonne le glas d'une tradition française de la télévision — est reçue avec plus d'attention et on s'aperçoit qu'au moins pour le cinéma, précisément, la situation du téléspectateur risque d'être profondément et favorablement modifiée. Création d'une nouvelle chaîne, percée de la FM, difficultés du Monde, du Matin, de Magazine Hebdo, naissance de l'Événement du jeudi, etc., le monde des médias change lui aussi, évolution importante, d'autant qu'il n'existe pas de culture sans le concours des médias. 1984, l'année terrible selon George Orwell, cela demande pour le moins certaine nuance. Il semble qu'à la symbolique orwellienne d'un monde uni-dimensionnel on peut tout de même opposer une formidable mobilité des esprits qui, tout en réinvestissant à fond le passé, prépare l'invention prochaine de nouvelles formes. Le Sigma de Bordeaux, qui a 20 ans tout comme le Nouvel Observateur, est comme une illustration qui surgit, modeste et significative, d'un pays en mutation et pas seulement dans sa capitale.