Bilan positif du roman étranger 1984 : une mode autrichienne qui se poursuit, une meilleure connaissance des auteurs étrangers dans le temps et dans l'espace, un bon choix des romans récents, un avenir peut-être difficile pour certains genres.

Claude Glayman

Idées

La modernité

1984, année symbolique au cours de laquelle on a bien sûr beaucoup évoqué le « Big Brother » totalitaire de George Orwell, aura prouvé que les essais ou les documents issus de la galaxie Gutenberg pouvaient parfaitement occuper le centre des grands débats politiques, économiques, sociaux et culturels. Accompagnant l'événement et parfois même le précédant.

L'enseignement revisité

Jamais, depuis 1963, la crise de l'enseignement, toutes classes confondues du primaire au supérieur, n'aura autant occupé le devant de la scène et préoccupé les gouvernants. Or, ce malaise (doublé d'une querelle ambiguë sur le partage des rôles entre le service public et les institutions privées), on en a trouvé le reflet exact dans le succès rencontré par cinq livres au moins. Avec Voulez-vous vraiment des enfants idiots ? (Hachette), Maurice T. Maschino a poursuivi le pamphlet commencé dans Vos enfants ne m'intéressent plus : pour ce professeur de philosophie venu de l'extrême gauche, l'égalitarisme, la non-sélection et le laxisme disciplinaire creusent la tombe du système éducatif français. De leur côté, J.-P. Despin et A. C. Bartholi ont porté l'essentiel de leur critique sur l'absurdité des nouveaux programmes et d'une « pédago-soupe » se cachant derrière un jargon pseudo-scientifique. D'où ce titre, le Poisson rouge dans le Perrier (Critérion), choisi par référence narquoise à une farce de potache devenue un modèle d'expérience dans un manuel. Spécialiste du monde grec, première femme lauréate du concours général, première à avoir enseigné au Collège de France et première académicienne (aux Inscriptions et Belles-Lettres), Jacqueline de Romilly a mis tout son prestige dans la balance en publiant l'Enseignement en détresse (Julliard). Un livre dénonçant « le flot montant de l'ignorance » et qui a été entendu comme la voix d'une certaine sagesse, alors que, il n'y a peut-être pas si longtemps, il aurait été taxé de réactionnaire. De même, un professeur de linguistique, ancien gauchiste et lacanien, Jean-Claude Milner, a-t-il trouvé un écho inattendu en affirmant dans De l'école (Seuil) que l'enseignement avait pour fonction principale de transmettre le savoir : la finalité de l'école, c'est l'instruction et non l'éducation et cet objectif doit être défendu contre la triple alliance entre la corporation des instituteurs, les gestionnaires de l'administration et les idéologues chrétiens. Enfin, le tandem Hervé Hamon et Patrick Rotman a apporté une contribution très remarquée à cette vaste remise en cause avec une enquête approfondie sur le terrain, Tant qu'il y aura des profs (Seuil). Corps enseignant à la dérive, élèves versant dans la violence, diplômes inutiles, bureaucratie syndicale, inégalités structurelles de l'école démocratique : on ne sait pas trop quel est le point le plus sombre de ce tableau noir. À moins, justement, que le succès rencontré par Hamon et Rotman ne soit le signe d'une prise de conscience et d'un renversement de tendance.

Le saut informatique

L'une des preuves de l'inadaptation de l'école, ce serait son incapacité à prendre en charge la révolution informatique et le bouleversement qu'a représenté l'arrivée du micro-ordinateur dans la vie quotidienne. Ces nouvelles techniques vont-elles conditionner un nouveau langage, voire une nouvelle forme de pensée ? À côté d'un déferlement d'ouvrages d'initiation parmi lesquels — et l'on notera l'injonction du titre — Branchez-vous ! (Orban) de Joël et Stella de Rosnay, quelques spécialistes s'interrogent en tempérant l'enthousiasme des profanes mais en ne niant pas que, de la banque de données jusqu'au micro individuel, en passant par toute la gamme des logiciels, on assiste à un saut décisif dans l'ordre de la communication. Retenons ainsi la Société digitale (Seuil) de P.-A. Mercier, F. Plassard et V. Scardigli ou le Choc informatique (Denoël) de Martin Ader. Certains commencent même à élaborer, à partir de cette informatisation généralisée, une réflexion théorique et critique, tel l'urbaniste Paul Virilio, d'après qui la ville n'existe plus : elle est nulle part et partout, banlieue illimitée d'un centre qui s'est transformé en « nodal ». Avec un style assez proche de celui de Jean Baudrillard, il soutient donc dans l'Espace critique (Bourgois) qu'à l'ère de la vitesse et de la télématique « le peuplement du temps supplante le peuplement de l'espace ». La mutation technologique permettant une communication instantanée abolit aussi bien l'alternative proche/lointain que la dualité privé/public et la désintégration de la notion d'architecture comme le quadrillage électronique du territoire trouvent, selon Virilio, leur réplique dans la crise de la citoyenneté, de l'État et de la nation. En somme, l'ordinateur ordonne-t-il notre société aussi bien par l'automatisme des stratégies nucléaires que dans notre perception de l'environnement ?

La modernité et ses secrets

Parallèlement à cet intérêt de plus en plus marqué pour l'informatique, sans nul doute n'est-ce pas un hasard si l'un des débats majeurs de l'année fut centré autour de la notion de modernité. Un mot qui a fait fureur au point d'avoir reçu l'investiture de l'Assemblée nationale, puisque Laurent Fabius a voulu placer l'action de son gouvernement sous ce talisman. Le nouveau Premier ministre socialiste non seulement reprenait par là une idée chère à... Georges Pompidou (à qui d'ailleurs Éric Roussel a consacré chez Lattes une biographie, la première, dix ans après sa mort), mais il retrouvait aussi une thèse très ancienne, comme l'a démontré un historien américain, Richard F. Kuisel, avec le Capitalisme et l'État en France (Gallimard) : une magistrale étude (sous-titrée Modernisation et dirigisme au XXe siècle) des conditions dans lesquelles l'économie française a opéré depuis 1900 une rénovation constante. Cette dynamique moderne, rompant avec la prudente stabilité de l'ordre établi, n'aurait été rendue possible que par un modèle de management dirigiste et tonificateur très spécifique, avec l'État comme partie prenante. Pour sa part, Alain Mine a plaidé dans l'Avenir en face (Seuil) pour un « capitalisme soixante-huitard » réconciliant autogestion et planification. Par-delà la crise, profonde et durable, « l'heure est aux micro-ajustements, aux compromis partiels, au désordre créateur » et le futur se trouve dans la périphérie d'un système hérité du xixe siècle.

Les clans de la tribu

Au moment même où la modernisation devenait une sorte d'impératif catégorique du discours politique et économique, il est curieux de constater que paraissaient justement les Modernes (Gallimard), un essai-pamphlet où Jean-Paul Aron dénonçait une « glaciation » de la pensée dont Lévi-Strauss, Barthes, Foucault ou Lacan auraient été, chacun dans son domaine, les grands clercs. Au souffle du réel, on aurait préféré, depuis les années 50, les froides variations de la théorie comme le prouve par exemple la vogue de la linguistique structurale : « Instance de possession immanente aux sciences humaines contemporaines, la linguistique, assistée par l'informatique, offre les conditions d'un confort intellectuel parfait : les objets qu'elle traite ne résistent pas plus à l'expérimentateur que les grosses molécules d'acide désoxyribonucléique aux généticiens... L'immédiateté, la quotidienneté des conduites sont sacrifiées à l'appareil abstrait qui les exprime fondamentalement. » Salutaire, il va de soi, même si la dénonciation du terrorisme de l'abstraction est fort ancienne, la réaction de Jean-Paul Aron souffre d'un parti pris initial : peut-on critiquer la tribu, tout en appartenant à l'un de ses clans ?