Journal de l'année Édition 1982 1982Éd. 1982

Jacques Lesourne
Les mille sentiers de l'avenir
(Seghers)
Après avoir dirigé à l'OCDE le projet Interfuturs, tableau prospectif de l'économie mondiale, Jacques Lesourne, qui était déjà l'auteur d'un essai très remarqué Les systèmes du destin (Dalloz), a essayé de tracer pour un vaste public Les mille sentiers de l'avenir. Un avenir très problématique, si l'on considère que la société occidentale est d'ores et déjà confrontée à plusieurs défis : montée du tiers monde, coexistence pacifique, conflit entre valeurs anciennes et modernes, crise des ressources naturelles, relation avec l'écosphère. Série de graves incertitudes malgré lesquelles Jacques Lesourne pense que nous sommes à l'aube d'une renaissance. Il estime notamment que la bipolarisation entre les supergrands s'estompe au profit d'un équilibre multipolaire qu'on aperçoit en filigrane. Et, surtout, il croit, développant un mode de pensée systémique, qu'au moins quatre aventures technologiques — l'électronique, la biologie, la conquête des océans et de l'espace, les nouvelles énergies — auront des conséquences considérables sur nos économies, nos politiques et nos cultures. Tel est l'intérêt de ce livre de rappeler que « le système technique modèle à son tour le système économique, tant dans l'évolution de sa structure que dans ses possibilités de croissance ». Et de montrer que des interactions de ce type sont innombrables, qu'on les trouve à l'œuvre dans l'action des États comme dans les croyances ou les valeurs. Ainsi, la question du nucléaire, qui, par le doute et la peur qu'elle peut engendrer, renvoie au plus profond de notre inconscient, permet de mesurer « le déséquilibre croissant entre le pouvoir de l'homme et ses motivations ancestrales inscrites dans la philogenèse de son système nerveux ». Nous méfiant de l'optimisme béat comme de la vision apocalyptique des différentes futurologies, sommes-nous capables de « mieux gérer l'imprévisible » ?

Vladimir Jankélévitch
Le paradoxe de la morale
(Le Seuil)
Pour parodier quelque peu Jankélévitch, on pourrait affirmer que ses livres sont du toujours déjà dit à redire toujours. Ce que cet irremplaçable professeur de philosophie ne cesse de rappeler, c'est l'absolue nécessité d'une certaine vertu. Il le répète encore ici, en insistant sur le fait qu'aucune morale digne de ce nom n'est statique. En d'autres termes que, sauf à verser dans le fanatisme et le conformisme, la morale est un lieu permanent de conflit entre moi, les autres et le monde. Le pari de l'éthique est à ce prix seulement. Dans la cacophonie des théories plus ou moins sophistiquées, une voix nous ramenant tout simplement à l'exigence première de la philosophie.

Hannah Arendt
La vie de l'esprit
(PUF)
Jan Patocka
Essais hérétiques
(Verdier)
Pourquoi l'Allemande Hannah Arendt, dont un assai comme La condition de l'homme moderne fut traduit il y a plus de vingt ans, bénéficie-t-elle seulement maintenant d'un vrai renom, après avoir inspiré souterrainement bien des contemporains ? Sans doute le tort d'Hannah Arendt, exilée en France puis aux USA pour fuir les nazis, fut-il d'avoir réfléchi très tôt sur le phénomène du totalitarisme, en établissant une parenté entre fascisme et stalinisme. La vie de l'esprit est le point d'aboutissement de sa réflexion. Hannah Arendt travaillait encore sur le manuscrit lorsqu'elle mourut, en 1975. Toute l'originalité de cet essai réside dans la façon dont, partant de l'horreur contemporaine, Hannah Arendt retrouve les interrogations séculaires de la philosophie. Au procès d'Eichmann, nous dit-elle, elle remarqua non pas de la stupidité dans les propos de l'accusé, mais, au sens propre, un manque de pensée. Il y avait donc peut-être un lien entre l'état de non-pensée et le mal politique. D'où l'interrogation classique : « qu'est-ce que penser ? », posée dans La vie de l'esprit et le réexamen méthodique des réponses données par des philosophes depuis Socrate. Et d'où aussi l'insistance sur la spécificité de la pensée, qu'il faut bien distinguer de la connaissance et des savoirs qui sont liés à la politique : « Dès que l'on transcende les limites de la vie individuelle, en réfléchissant au passé pour le juger et au futur pour faire des protêts de volonté, la pensée cesse d'être une activité politiquement marginale. Et ce genre de réflexion naît immanquablement quand la situation politique devient critique. »
Une citation qui aurait pu être signée par Jan Patocka, mort en 1977, après avoir été le porte-parole du groupe de défense des droits de l'homme en Tchécoslovaquie, connu sous l'appellation la Charte 77. Accompagnés d'un texte d'hommage du linguiste Roman Jakobson, on a réuni ses Essais hérétiques sur le sens de l'histoire, sur l'Europe, sur la civilisation technique ou sur les guerres du XXe siècle. Philosophiquement, Patocka est un héritier de Husserl et de Heidegger. Il approfondit une dimension de la phénoménologie que l'on néglige : l'histoire, mais en refusant l'idéalisme et en réfléchissant sur l'homme inséré dans la vie quotidienne et concrète. C'est aussi sur le destin de l'Européen, après le nihilisme nietzschéen et les deux grandes guerres, qu'il s'interroge. Par sa méditation politique, philosophique et historique, Patocka rejoint, comme le souligne Paul Ricœur dans sa préface, les thèses de Hannah Arendt.