Journal de l'année Édition 1982 1982Éd. 1982

André Glucksmann
Cynisme et passion
(Grasset)
Mêlé, de façon parfois involontaire, à la polémique soulevée par la nouvelle philosophie, ce défroqué du communisme puis du maoïsme, devenu après la lecture de Soljénitsyne un critique virulent du marxisme et un militant des droits de l'homme, ne mériterait, pour certains, pas même d'être lu. D'autant qu'on lui reproche volontiers un style abscons et des tours de passe-passe sémantiques. Au risque d'être excommunié, retenons pourtant, après Les maîtres penseurs, paru en 1977, ce Cynisme et passion qui commence par « l'éloge du suffrage universel ». Une analyse du jeu, avec le hasard que seraient les élections, au terme de laquelle André Glucksmann est amené à étudier l'État en se demandant s'il s'agit d'une forme invariable. C'est au XVIe siècle, et à travers l'opposition complémentaire entre Bodin, théoricien d'un État souverain, et Montaigne, partisan de la tolérance, qu'il se place pour établir un parallèle entre le cynisme et la passion. « Il revient souvent au même, dit-il, de se penser occidental et de s'admettre cynique. » Le cynisme, en effet, dont on retrouve la trace dans la naissance de l'État moderne, a une filiation lointaine qui remonte jusqu'à la Grèce du temps de Diogène. Le cynisme en réalité est constitutif de l'Européen occidental et on le repère sous différentes formes tout au long de son histoire. Mais, à ce principe de certitude, ayant sans doute permis au modèle européen de triompher à travers le monde, il est possible de préférer une sorte d'incertitude inquiète, qui se manifeste également dès l'origine, sur la scène du théâtre grec. Relisant l'Orestie d'Eschyle, essayant de comprendre le mot d'ordre antifanatique de sa tragédie « ni anarchie ni despotisme » et la représentation du mal comme événement quotidien, Glucksmann s'interroge en définitive sur la capacité de l'Occidental, jusqu'au XXe siècle du génocide et de la menace atomique, à surmonter les crises, ou la crise.

François Jacob
Le jeu des possibles
(Fayard)
Jacques Ruffié
Traité du vivant
(Fayard)
Présentant l'essai de François Jacob, Claude Lévi-Strauss a pu écrire : « La biologie contemporaine se situe à une sorte de confluent où convergent avec ses propres problèmes ceux des sciences physiques et ceux des sciences humaines. Raison pour laquelle, mieux que celles-ci et celles-là, la biologie illustre dans ses développements récents un ensemble d'attitudes intellectuelles dont on ne prétendra pas que, communes aux sciences véritables et à celles qui n'en ont que le nom, elles débouchent sur des conclusions définitives mais qui sont caractéristiques d'un état présent de la pensée humaine et probablement aussi de certaines de ses constances. » En devenant, avec des découvertes fondamentales comme celle de l'ADN, une science phare, la biologie n'a pas manqué de susciter interrogations et contestations à caractère philosophique. Effet normal pour une discipline étudiant le processus même de la vie. Et, si, à juste titre, François Jacob ne cesse de répéter : « Ce ne sont pas les idées de la science qui engendrent les passions, ce sont les passions qui utilisent la science pour soutenir leur cause », il n'en reconnaît pas moins que la biologie ne peut pas ne pas conduire vers des confrontations d'idées, voire de croyances. La théorie darwinienne de la sélection naturelle, qui est au centre de cet essai sur la diversité du vivant, et dont François Jacob nous dit qu'il faut sans cesse l'ajuster mais qu'elle paraît dans son ensemble irréfutable, cette théorie ne fonctionne-t-elle pas d'ailleurs un peu comme un mythe ? Une chose est sûre, ouvrant des perspectives assez vertigineuses pour l'esprit : « Le monde vivant aujourd'hui, tel que nous le voyons autour de nous, n'est qu'un parmi de nombreux possibles. Il aurait très bien pu être différent. Il aurait même pu ne pas exister du tout. » Ce « jeu des possibles », que met en évidence la recherche en biologie moléculaire, François Jacob nous invite à en suivre quelques variations. Il nous explique pourquoi l'évolution tient du bricolage, ou pourquoi les biologistes peuvent décrire des cellules mais ne comprennent pas à quelle logique interne obéissent les chromosomes. François Jacob aborde aussi de front quelques-unes des polémiques nées autour de la biologie : les manipulations génétiques, le clonage, les distinctions entre les notions de diversité, d'égalité et d'identité. À cet égard, employant une comparaison assez judicieuse, il renvoie dos à dos « deux attitudes qui, pour prendre une analogie avec les machines à musique, considèrent le cerveau humain soit comme une bande magnétique vierge, soit comme un disque de phonographe ». Au fond, les premiers, partisans du tout-est-héréditaire, comme les seconds, défenseurs du tout-est-acquis, détournent la science de son esprit en ne choisissant que l'un de ses aspects.
C'est un plaidoyer similaire que nous propose Jacques Ruffié dans son imposant et important Traité du vivant. En cette année qui marque justement le centenaire de la mort de Darwin, il a voulu, guidant le non-spécialiste dans les recherches des laboratoires, redresser certaines interprétations abusives nées avec la théorie de la sélection naturelle. Il insiste beaucoup sur ce polymorphisme génétique qui « est présent chez tout sujet, et se rencontre dans chaque espèce : il correspond sans doute à l'une des lois fondamentales de la vie, et n'est guère compatible avec le rôle uniformisant que l'on avait d'abord attribué à la sélection naturelle ». Passant en revue pratiquement tous les thèmes philosophiques, politiques, sociaux, économiques occasionnés par les progrès de la science du vivant, il reprend pour finir cette notion de « palier d'intégration » qu'il avait déjà exposée dans son précédent essai De la biologie à la culture : à chaque stade de l'évolution allant du moléculaire au social, les mêmes éléments génétiques reviennent, mais dépassés chaque fois par un phénomène de spécialisation pour créer un nouvel individu. Mais les temps actuels marqués par la crise morale et matérielle laissent par bien des côtés supposer un déclin de la civilisation, voire de l'espèce : « Comment douter que l'humanité présente, vouée à la surconsommation des uns, à la surpopulation et à la famine des autres, découpée en classes et en nations que tout oppose, n'entre aujourd'hui dans une phase de plafonnement que nulle croissance, nul conflit ne pourra résoudre de façon durable ? » Pour Jacques Ruffié, ce pessimisme cependant n'est pas raisonnable : « Rien ne nous condamne à une fin prochaine, ou plutôt rien d'autre que notre ignorance. Aucun indice ne montre que l'évolution, parvenue au stade socio-culturel depuis plusieurs millions d'années, touche à son terme. Ayant épuisé ses possibilités historiques, l'humanité s'approche plutôt d'un nouveau palier. »