Journal de l'année Édition 1982 1982Éd. 1982

Idées

On se gardera d'abuser du rapprochement, mais il est difficile de ne pas constater qu'en cette année marquée par d'importants changements électoraux la production éditoriale dans le domaine des idées fut plutôt terne. Pas d'essai majeur, pas non plus de ces débats théoriques avec effets de mode en retour dont l'intelligentsia française a le secret. Et, tandis que la disparition récente de certaines grandes figures repères (Sartre, Barthes ou Lacan) et le silence de quelques autres laissent une impression de vide, il faut noter à l'égard du nouveau pouvoir un attentisme perplexe.
Cette période floue, correspondant peut-être à un moment de transition dans la recherche, a précisément été l'occasion pour Jean-Marie Domenach d'entreprendre une Enquête sur les idées contemporaines (Le Seuil). Destiné d abord au magazine l'Expansion et ayant donc un caractère journalistique, voilà un panorama qui se propose de détecter les principales orientations de la pensée française actuelle. L'omission des travaux sociologiques de Jean Baudrillard ou philosophiques de Gilles Deleuze et Jean-François Lyotard est surprenante.
De même sont curieuses certaines appréciations portées sur le rôle des mass média, qui tiennent plus de l'exaspération que de la critique. Quant aux mutations, aux conséquences diffuses et plus difficiles à cerner, par exemple le féminisme, elles sont le plus souvent ignorées. Il n'empêche qu'avec les défauts inhérents au genre l'ensemble de la coupe opérée par Jean-Marie Domenach permet une utile mise au point. « Comme elle est loin, remarque-t-il, l'époque des grandes synthèses que dominaient les trois grands : marxisme stalinien, existentialisme sartrien, personnalisme chrétien ! Leur a succédé l'ère du soupçon : les visions du monde qui s'élaborent dans la seconde moitié du XIXe siècle (Marx, Nietzsche, Freud), ainsi que les sciences de l'homme qui prennent ensuite leur essor sont employées à critiquer, à déconstruire : on ne démontre plus, on démonte. Une foule de chercheurs et de penseurs s'efforce de disloquer les discours, les institutions et les croyances. »
Au point limite de l'hypercriticisme et comme en attente, d'autres sens dont le retour du religieux aussi bien que de la nouvelle alliance poésie-science sont des signes : tel est le diagnostic sur l'état de nos idées. À partir de là, Jean-Marie Domenach effectue des regroupements, traitant successivement des avatars du marxisme après Althusser, de l'histoire pratiquée par les Braudel, Duby, Ariès, Le Roy Ladurie ou Le Goff, de la psychanalyse de Freud à Lacan, des nouveaux philosophes, qu'il ne ménage pas, de l'itinéraire des anciens trotskistes Castoriadis ou Lefort, des inquiétantes dérives de la sociobiologie, de l'influence de la systémique et enfin de la place prise par René Girard grâce à sa lecture de la Bible et à ses analyses sur le sacrifice (René Girard vient de compléter Des choses cachées depuis la fin du monde avec Le bouc émissaire).
Au terme de sa synthèse Jean-Marie Domenach insiste sur le pouvoir intellectuel considérable pris par les médias et l'édition, et il conclut sur ce constat que nombre d'observateurs devraient partager : « Le come back de Raymond Aron et de Jacques Ellul tient à ce qu'ils n'ont jamais fui les questions centrales de notre époque et y ont donné clairement leur réponse. Au cours de ce périple, j'ai rarement eu l'impression qu'on parlait de ma situation dans un monde cassé par la misère et menacé par la bombe atomique... Critiques, analystes, critiques des analyses, analystes des critiques : notre culture se dévore elle-même par une sorte de champignonnage indéfiniment proliférant... Mais plusieurs signes donnent à penser que nous approchons du terme, c'est-à-dire du moment où l'excès des analyses conjugué avec la dissolution des sujets provoquera le besoin d'une articulation neuve, d'une initiative fondatrice. Toute une réflexion métaphysique qui s'exerce à l'écart des modes rencontrera un jour la problématique scientifique. C'est pourquoi il faut d'abord qu'existe une philosophie si elle doit un jour réintégrer la science. »