Aucune entreprise n'investit seulement pour le plaisir d'acheter des machines ou de construire des bâtiments. Aujourd'hui, une entreprise se modernise avant tout pour résister à la concurrence des firmes étrangères mieux équipées qu'elle et, aussi, parce qu'elle espère un développement de sa clientèle. Si l'on modère les salaires afin de reconstituer les profits, on ne peut pas espérer, tout de suite, une forte reprise des achats des particuliers. Il faut donc entretenir un certain volume de commandes par la dépense publique, c'est-à-dire par un certain déficit budgétaire, lui-même couplé avec un déficit extérieur. Ici apparaît un premier désaccord entre les travaux du Plan et le gouvernement ; celui-ci est bien d'accord pour vivre à crédit pendant quelque temps, c'est-à-dire pour emprunter à l'étranger de quoi financer, à la fois, un déficit extérieur et un déficit intérieur ; mais il entend maintenir cet endettement dans des limites sensiblement plus étroites que celles préconisées dans les travaux du Plan, afin de ne faire courir aucun risque au franc.

Enfin, un autre désaccord apparaît sur la durée du travail. Les experts du Plan mettent en évidence que, pour résorber une partie du chômage, il faut mieux répartir le travail entre les Français, c'est-à-dire en prendre un peu à ceux qui en ont pour en donner à ceux qui n'en ont pas. Cela suppose une réduction de la durée du travail, par exemple de 40 heures en 1980 à 35 heures en 1985, par semaine. Mais cette réduction n'aurait des effets bénéfiques sur l'emploi que si elle était elle-même assortie de certaines conditions : d'abord, qu'elle s'accompagne d'une utilisation plus rationnelle des machines ; ensuite, qu'elle n'élève pas le coût de l'heure de travail pour les entreprises. Pour remplir la première condition, il faudrait multiplier le travail en équipes (2 ou 3 fois huit heures), car les machines aussi coûtent cher à l'entreprise et plus on les fait tourner, mieux on les amortit. Pour remplir la deuxième condition, il faudrait que les salariés qui travailleraient moins longtemps acceptent de gagner moins d'argent ; par exemple, un ouvrier qui passerait de 40 à 36 heures par semaine gagnerait 10 % de moins (en réalité, peut-être 5 à 6 % de moins seulement, car les gains de productivité permettraient de financer une partie de la différence).

Réalisme

Le gouvernement ne croit pas qu'une telle politique soit réaliste, car il ne pense pas que les salariés soient prêts à travailler le soir, ni à gagner moins en travaillant moins. De ce point de vue, l'échec de la négociation patronat-syndicats, en juin-juillet 1980, sur l'aménagement du temps de travail, est apparu, aux yeux du gouvernement, comme le signe que les syndicats n'étaient pas disposés à avancer dans la voie préconisée par le Plan. En réalité, tous les syndicats ne sont pas au même point et, au sein de chaque organisation, la prise de conscience varie selon les niveaux de responsabilité. Cela explique, par exemple, que la CFDT ait joué un rôle moteur dans la négociation avec le patronat sur la durée du travail.

Une autre façon d'aboutir à une réduction de la durée du travail génératrice d'emplois, c'est-à-dire sans alourdissement des coûts de main-d'œuvre, consisterait à développer le travail à temps partiel. Car, bien des gens semblent désireux de travailler à mi-temps, même en gagnant moitié moins. Or, le travail à temps partiel est deux fois plus développé dans les autres pays européens qu'en France. Nous avons donc de la marge en ce domaine.

Ce débat sur la durée du travail et l'emploi met en évidence l'arbitrage nouveau que les Français seront amenés à faire, entre le revenu et l'emploi, au cours des prochaines années. Pour franchir le cap difficile de la décennie 80, la France doit faire (à la fois) un gros effort d'économies d'énergie, seul moyen de sortir du piège pétrolier avant dix ans, et un grand effort de solidarité sociale, seul moyen efficace de limiter le chômage.

L'année 1979-1980 a été, sur ces deux questions vitales, une année de prise de conscience, grâce au deuxième choc pétrolier et aux travaux du Plan. Elle apparaîtra peut-être, de ce fait, ultérieurement, comme une des années clés d'après-guerre, même s'il faut du temps pour traduire, dans les réalités, les transformations qui commencent seulement à s'opérer dans les esprits.

Le monde, de l'inflation à la récession

Lorsqu'ils se sont retrouvés à Venise, à la fin du mois de juin 1980, les dirigeants des sept principaux pays industrialisés du monde non communiste (États-Unis, Japon, RFA, France, Grande-Bretagne, Italie, Canada) ont pu méditer sur le destin de la République sérénissime, jadis maîtresse des mers et puissance tutélaire en Orient, aujourd'hui ville-musée. Si l'Occident ne veut pas, à son tour, devenir le musée des machines du xxie siècle, il doit impérativement se sortir du piège pétrolier où il s'est enfoncé et à l'intérieur duquel l'Orient, aujourd'hui, le tient prisonnier.

Tournant

Déjà, un an plus tôt, à Tokyo, les Sept avaient décidé de limiter leurs importations de pétrole. Les hausses de prix, en rafale, sur l'or noir intervenues depuis lors ne pouvaient que les convaincre de persister dans cette voie. Aussi, à Venise, ils décident qu'en 1990 le pétrole ne devrait plus représenter que 40 % de leur consommation d'énergie, contre 53 % actuellement. La France a même décidé d'aller plus loin, puisque, dans le programme décennal arrêté par le gouvernement au printemps 1980, il est prévu qu'en 1990 le pétrole ne compterait plus que pour 30 % dans notre consommation d'énergie. Dans ce but, les Sept décident de pousser le nucléaire, le charbon et les économies d'énergie.