Journal de l'année Édition 1978 1978Éd. 1978

Idées

Parmi les ouvrages importants parus cette année, le Journal de l'année a retenu les 11 titres ci-dessous. Floraison plus féconde ou moins riche, originale ou au contraire moins ambitieuse que celle de l'année précédente (Journal de l'année 1976-77) ? C'est au lecteur d'en décider.

Pr Maurice Tubiana
Le refus du réel
(Robert Laffont)
Chef du département des radiations de l'Institut Gustave-Roussy, directeur d'un des services de recherche de Villejuif, le professeur Maurice Tubiana a observé pendant trente ans les réactions des patients devant un mal qui – souvent à tort – répand la même terreur que jadis la peste ou la lèpre. Il a été conduit à extrapoler sa réflexion à la plupart des comportements humains actuels, qu'il caractérise par leur irrationalité et l'absence d'esprit critique. Pour conjurer l'angoisse existentielle, nous mettons la tête dans le sable, nous masquons la réalité par une barrière de mythes et d'illusions. Les thèmes de l'aliment naturel, du passéisme, du retour à un environnement non industriel ne font qu'exprimer notre peur du monde moderne, notre hantise de la mort individuelle inéluctable, tandis que le besoin de surnaturel, ne trouvant plus d'aliment dans les fois religieuses, transparaît à travers la vogue des guérisseurs et autres charlatans. On dénonce la pollution, les tensions urbaines, la technologie, alors que jamais la santé n'a été meilleure qu'aujourd'hui en Occident, la mortalité plus faible, l'espérance de vie plus longue. Le principal facteur de maladie est aujourd'hui l'autopollution par l'alcool, le tabac, la suralimentation, auxquels s'ajoute la sédentarité. Pour refuser cette évidence, on dénonce les centrales nucléaires, dont le risque, en trente années de fonctionnement, est égal « à celui causé par la consommation de trois cigarettes ou d'un litre de vin ». Le remède ? Chercher un nouvel équilibre entre l'homme et son milieu. Le progrès des sciences humaines peut être d'un puissant secours.

René Girard
Des choses cachées depuis la fondation du monde
(Grasset)
Quelques journalistes ont affirmé, sans doute impressionnés par un titre très ambitieux, que cet essai serait l'événement philosophique le plus considérable de ces vingt dernières années. Cette inflation dans la louange est aussi absurde que le relatif oubli dans lequel on avait tenu les précédents ouvrages de René Girard (Mensonge romantique et vérité romanesque et La violence et le sacré). Cela étant, on ne peut nier l'originalité de ce travail. Interrogé par deux psychiatres, Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort, René Girard a essayé d'élaborer les fondements de cette anthropologie fondamentale qui, selon lui, ferait défaut aux sciences humaines. Pour ce faire, il définit d'abord une sorte de figure matricielle qui serait l'archétype de toute conduite humaine depuis la nuit des temps : la mimésis, le désir d'imiter l'autre. Dès l'origine, la mimésis est vécue sous un aspect conflictuel et, dans la mesure où elle ne s'exerce plus sur l'objet mais sur le sujet, s'instaure le « mécanisme du bouc émissaire ». D'où la notion de « crise mimétique » et la violence. Mais, dès l'origine également, cette violence, en se concevant comme sacrificielle, est placée sous le signe du religieux : les hommes tuent une victime innocente, qui alors devient sacrée.

C'est à partir de ce cadre général, et en proposant une nouvelle lecture des textes bibliques, que René Girard veut montrer la supériorité « évidente » du judéo-christianisme par rapport à toutes les autres formes de religion. Le judéo-christianisme, en effet, tout en ne niant pas la violence, ne la justifierait en aucun cas et ne prendrait jamais le parti des persécuteurs, mais de la victime Un exemple : Romulus tue Rémus, et ce meurtre devient l'acte de naissance de la cité romaine ; tandis que Caïn, s'il tue son frère Abel, est condamné sans équivoque. Se tournant peu à peu vers la modernité, René Girard, qui se sert beaucoup d'œuvres littéraires, et en particulier de Proust et de Dostoïevski, affirme alors que le langage biblique est aujourd'hui plus capital que celui de Dionysos et d'Œdipe : « La lecture non sacrificielle de l'Écriture judéo-chrétienne et la pensée de la victime émissaire peuvent assumer la dimension apocalyptique du présent sans retomber dans les tremblements hystériques de la fin du monde. » Tels sont quelques-uns des thèmes de ce livre foisonnant d'idées et difficile à résumer. Est-il révolutionnaire ? Freud ou Lévi-Strauss méritent-ils les critiques sévères que René Girard leur adresse ? La démonstration est-elle aussi scientifique qu'elle le prétend ? Et peut-on d'ailleurs faire tenir ensemble le discours scientifique et le discours de la foi ? Toutes ces questions et bien d'autres restent entières. Mais, c'est indéniable : rarement elles ont été posées avec autant d'acuité.