Journal de l'année Édition 1974 1974Éd. 1974

Conjoncture économique

L'année du craquement

Quelque chose s'est déchiré dans l'économie mondiale en 1973-74. On ne peut rien comprendre à la situation de la France pendant cette période, si l'on ne considère pas le paysage international dans lequel elle a vécu. La crise du pétrole a brusquement concrétisé des craintes latentes depuis quelques années.

Les nations industrielles ont pris conscience de leur extrême vulnérabilité, qui tient à leur richesse même. Des idées simples, sur lesquelles nous vivions comme s'il s'agissait de vérités éternelles, ont été ébranlées. Par exemple, l'idée que la nature est inépuisable, que la croissance matérielle peut être indéfinie, que le tiers monde ne parvient jamais à imposer sa loi aux pays riches, que l'inflation est un mal nécessaire que l'on sait maîtriser...

Progressions

Pourtant, l'année aura été celle des records. Pour l'ensemble des pays industriels non communistes (regroupés dans l'OCDE), la production s'est accrue en 1973 de 7 %, soit le chiffre le plus élevé depuis la guerre de Corée, au début des années 50. De même, les exportations de ces pays se sont accrues de plus de 15 % (déduction faite de la hausse des prix), soit le pourcentage le plus élevé depuis la fin de la guerre.

Mais ces progressions spectaculaires ont eu lieu dans une économie mondiale profondément désorganisée. Désorganisée d'abord par l'effondrement complet du système monétaire international de l'après-guerre, déjà fortement ébranlé dans les années précédentes (depuis 1973, toutes les grandes monnaies flottent les unes par rapport aux autres) ; le franc et le mark, qui étaient restés liés encore en 1973, ont rompu à leur tour leur cordée, début 1974, quand le gouvernement français a décidé de laisser flotter le franc pour prévenir une spéculation contre notre monnaie. Comme, par définition, une monnaie ne peut pas avoir un cours fixe quand toutes les autres ont un cours variable, on peut considérer que le mark flotte lui aussi, malgré les liens qu'il a gardés avec les monnaies de quelques pays européens. Les cours des principales monnaies ont connu, dans ces conditions, des fluctuations sans précédent.

C'est ainsi qu'en l'espace de quelques mois, en 1973, on a vu à Paris le dollar au-dessous de 4 francs, puis au-dessus de 5 francs, avant de revenir autour de 4,90 francs.

Or

Les oscillations monétaires ont été si fortes qu'elles ont même découragé les spéculateurs, qui ont craint de s'y brûler les doigts. Du coup, la spéculation s'est portée ailleurs, en particulier sur les matières premières, à commencer par la plus prestigieuse d'entre elles : l'or. Jamais le métal jaune n'avait connu un aussi fabuleux destin.

Au début de 1973, l'once d'or, à Londres, valait 65 dollars ; certains jours elle approcha 190 dollars, pour se retrouver, au début de l'été 1974, autour de 160 dollars. Sous la triple impulsion de l'expansion mondiale, de la spéculation et de l'exemple des producteurs de pétrole, l'ensemble des produits de base a fait, lui aussi, un formidable bond en avant, corrigé par une baisse modérée au printemps 1974.

À cette date, la hausse par rapport aux cours de 1970 était de 400 % sur le zinc et le sucre ; de quelque 200 % sur le blé, le cacao, les oléagineux et la laine ; de plus de 100 % sur le plomb, l'étain, le caoutchouc et le coton.

Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que l'inflation ait, elle aussi, partout battu ses records. La hausse des prix entre le printemps 1973 et le printemps 1974 a été deux à trois fois (quatre fois même au Japon) plus rapide que durant la décennie 1961-71. En changeant de rythme, l'inflation a, en quelque sorte, changé de nature.

Menaces

Quand toutes les boussoles de l'économie s'affolent, la Bourse s'effraie. Entre le début de 1973 et l'été 1974, les cours des actions ont baissé de 40 % à Londres, de 20 % à New York et de 15 % à Paris et à Tokyo.

Alors, sommes-nous à la veille d'une catastrophe économique, d'une nouvelle crise du type de celle de 1929 ou de toute autre forme de cataclysme ? La question s'est faite plus pressante lorsque, au printemps 1974, plusieurs grands établissements financiers et industriels ont été brusquement menacés de faillite dans plusieurs grands pays : Consolidated Edison et Franklin Bank aux États-Unis ; les sociétés foncières Lyon et Stern en Grande-Bretagne ; la firme d'air conditionné Nikon Netsugaku au Japon ; des banques en Allemagne (fin juin, la banque Herstatt fait faillite) et en Suisse, l'État italien lui-même s'est trouvé à cette date au bord de la banqueroute, et il a fallu, en toute hâte, autoriser les banques centrales à gager leurs emprunts sur leur stock d'or revalorisé au prix du marché (quatre fois plus élevé que le cours officiel) pour sortir l'Italie de cette situation périlleuse.