Journal de l'année Édition 1974 1974Éd. 1974

Lettres

Littérature

Le passéisme n'est pas une solution d'avenir

Il y a un décalage auquel un lecteur qui prend connaissance d'affilée des différentes chroniques du Journal de l'année doit être particulièrement sensible : c'est l'impression que dans celle-ci, consacrée à la littérature générale, les choses ne vont pas au même rythme. Nous assistons à la fois, semble-t-il, à une accélération de l'histoire et à un ralentissement de la littérature : c'est pourquoi il est si difficile de trouver et de définir une littérature pour l'homme d'aujourd'hui.

Il y a toujours eu un décalage, on le sait ; les périodes d'accélération excessive, comme les périodes révolutionnaires, ne trouvent leur expression littéraire qu'à retardement. Mais on peut considérer que la littérature du XVIe siècle est en avance sur le mouvement politique de son temps, que la littérature du Siècle des lumières éclaire à l'avance l'évolution économique et sociale, que le Romantisme marche plus vite que la Restauration ou la monarchie de Juillet.

Dogmatismes

Aujourd'hui, au contraire, nulle part l'imagination ne semble moins au pouvoir que dans la littérature d'imagination, et la littérature d'idées elle-même se laisse souvent ralentir par des dogmatismes dont le plus pesant est aujourd'hui le marxisme. Ce qui cherche à suivre l'actualité (et bien souvent l'actualité journalistique) à la trace n'accède que rarement à la forme littéraire, c'est-à-dire à la maturité. Et ce qui peut revendiquer cette forme relève plus souvent de la continuité que du changement.

Une littérature se penche vers son passé. Marguerite Yourcenar, qui prend la stature d'un des premiers écrivains de ce temps, a écrit des œuvres historiques (Mémoires d'Hadrien ou L'œuvre au noir) qui sont des œuvres pour notre temps, parce qu'elle essaie toujours d'en dégager une leçon d'humanisme intemporel. Cette année, dans Souvenirs pieux, elle parle d'elle-même, ou plutôt de ses plus lointains commencements, de la rencontre de son père et de sa mère avant sa naissance, du drame de l'accouchement qui la fit venir au monde et entraîna la mort de sa mère. C'est une sorte d'analyse spectrale menée avec tact, mais aussi avec une lucidité implacable, de la grande bourgeoisie d'une certaine époque (Marguerite Yourcenar est née en 1903). Le sujet biographique est mince, la prise de conscience est importante et de portée générale, et les deux aspects sont traités avec autant de pouvoir d'évocation que d'intelligence.

Un autre signe de cette recherche du passé perdu, c'est le grand nombre de publications de journaux intimes. Ici, la première place cette année revient sans doute à Claude Mauriac et à son Temps immobile. À soixante ans, l'auteur dispose d'une masse énorme de notes, et il a déjà publié celles qui se rapportent à tel ou tel personnage. Cette fois, il tente une publication globale et non chronologique, regroupant ses notes selon des thèmes ou selon des résonances temporelles à la même date, d'année en année. La lecture est du plus grand intérêt, parce que Claude Mauriac a vu beaucoup de choses et de gens, parce qu'il raconte d'une manière vivante, parce que nous le suivons dans sa vocation littéraire inébranlable, dans la passion avec laquelle il dédie sa vie à son œuvre. Mais il est clair que les rapprochements qu'il multiplie entre sa manière de présenter son Journal et la manière de Proust ou de James Joyce sont un peu en trompe l'œil. La recherche du passé perdu n'est pas la recherche du temps perdu, et la conception d'un temps immobile nous ramène vers Parménide ou bien est significative de ce repliement de notre littérature en face du mouvement du temps et de l'histoire.

Quant à citer d'autres journaux, on n'a que l'embarras du choix ; en couronnant Henri Petit, le prix national des Lettres a distingué l'auteur d'un Journal de pensées poursuivi de volume en volume. Mircéa Éliade, en marge de ses grands travaux d'historien et de philosophe des religions, a publié des Fragments de journal ; Julien Green polit le sien d'édition en édition. Jacques de Bourbon-Busset dans son Journal (le volume récent est intitulé Complices) mêle ses réflexions d'ancien diplomate, ses expériences de gentleman-farmer et son éloge perpétuel de l'amour conjugal. Roger Vrigny (Pourquoi cette joie ?) chante d'autres amours, et d'abord l'amour de la vie. Le peintre Michel Ciry, dans un Journal en trois gros volumes a déjà exprimé avec liberté, avec force, ses réactions devant le train du monde.

Rétrospectif

On pourrait passer presque insensiblement de cette littérature de témoignage intérieur à une littérature romanesque qui n'est pas d'une nature tout à fait différente. Le roman de Lucien Bodard, Monsieur le consul, a dû son succès pour une part au décor d'une Chine disparue, pour une autre part à ce que l'on devinait de nostalgie dans le retour en arrière de l'auteur vers son enfance. Et, de même, le meilleur du roman de Camille Bourniquel (L'enfant dans la cité des ombres) tient au retour vers une enfance dans un Paris perdu. Parfois le caractère rétrospectif tient à la fois à la forme du roman et au côté presque passéiste du thème choisi : ainsi dans le bon roman de Catherine Paysan L'empire du taureau, chaleureuse et précise évocation de la vie dans une grande ferme, en même temps que récit du conflit qui oppose le grand-père et la petite-fille d'une part, attachés aux procédés traditionnels, à la génération intermédiaire, d'autre part, éprise de modernisme : le taureau contre l'éprouvette de l'insémination artificielle.