En fait, malgré les démentis officiels, le président est en train de mourir. Ainsi s'explique l'alternance d'actes d'autorité, d'interventions tranchantes et de tâtonnements, voire d'immobilisme qui caractérisent sa démarche politique.

Le remaniement du gouvernement Messmer au mois de février, qui place à l'Intérieur un homme de confiance, Jacques Chirac, annonce une échéance électorale. Une échéance qui se présentera plus tôt que ne le prévoyait Georges Pompidou, emporté le 2 avril 1974 après quatre ans et neuf mois de pouvoir à la tête de l'État.

Le bilan économique

Passée la grandeur gaullienne, le président Pompidou avait choisi de faire porter l'effort sur la vraie source de l'influence : la puissance économique. Même s'il a fini par déclarer, en 1974, que « la croissance n'était pas une fin en soi », l'industrialisation de la France a été la grande idée de son quinquennat, inspirant le VIe Plan (1971-1975).

Le ministre de l'Économie, Valéry Giscard d'Estaing, a mis autant de zèle à la mettre en œuvre qu'il en avait dépensé, sous de Gaulle, à obtenir le résultat inverse : stabiliser l'économie afin qu'avec un franc fort le général puisse guerroyer contre le dollar... Mais l'explosion de 1968 a suivi, amenant le chef de l'État, tout comme son ministre des Finances, à donner la priorité à l'expansion sur le chômage.

Force est de reconnaître que l'objectif a été atteint. On ne peut nier non plus que les dividendes sociaux de cette avance économique aient été importants. Mais il a fallu en payer le prix sous la forme d'une monnaie dévaluée.

Croissance

Au cours de ces cinq années, la France a davantage changé qu'auparavant sous la Ve République. L'économie a crû d'un tiers, soit de 6 % l'an (en volume), en conformité avec le VIe Plan : plus rapidement et surtout plus régulièrement que dans tout autre pays de l'Ouest. La croissance a été plus forte encore dans l'industrie (7 %, au lieu de 6,2 % selon le Plan), qui a donc élargi sa place dans l'économie, comme en a témoigné l'édification du complexe de Fos dans le sud, jadis sous-développé, du pays. Elle a également élargi sa place dans le commerce mondial, car les exportations se sont davantage développées (en volume) que celles de tous nos partenaires, Japon compris : la France s'est ainsi hissée au quatrième rang dans les échanges internationaux, doublant la Grande-Bretagne (elle a un moment dépassé le Japon en 1974).

L'extraversion de l'économie française n'a pas empêché les usages internes de la production de beaucoup augmenter, l'investissement productif plus encore que la consommation privée. Un trait caractéristique de la période est, en effet, qu'elle a vu progresser à la fois les profits des entreprises et les revenus individuels.

Après le saut de Grenelle en 1968, les salaires ont encore enregistré de très fortes hausses à partir de 1970 : ils ont augmenté de 75 % d'avril 1969 à avril 1974 – et les plus bas d'entre eux ont progressé plus vite encore, resserrant la hiérarchie. Mais cela n'a pas empêché les firmes de dégager des profits records (5 entreprises françaises se classaient parmi l'ensemble des 3 plus rentables de chaque industrie européenne en 1967 et 1968, mais 17,16 et 15, respectivement en 1970, 1971 et 1972).

Inflation

Pendant ces cinq années, tout semble donc s'être passé comme si le jeu des Français s'était exercé à somme non nulle, comme si tout le monde avait gagné à la partie engagée. Ce résultat est malheureusement inséparable de l'inflation qui a accompagné l'expansion ; au fil de la période, la hausse des prix n'a cessé de s'accélérer, devenant plus rapide que la croissance et atteignant le double de la norme du Plan... D'avril 1969 à avril 1974, le coût de la vie a monté de 40 %. Mais il est resté un substantiel gain en pouvoir d'achat, du même ordre que celui de la production. Aussi la hausse des prix a-t-elle paru beaucoup moins redoutable que le chômage. Et comme l'inflation a envahi nos partenaires aussi, les entreprises françaises ont pu maintenir leur compétitivité. Grâce aux prix plus rémunérateurs (parce que non contrôlés) qu'elles pratiquaient sur les marchés étrangers, elles ont sauvegardé leur taux d'autofinancement et ont pu se développer : c'est ainsi que l'économie s'est restructurée autour des firmes exportatrices.

Fragilité

Ces succès ne doivent pas dissimuler la persistance d'une fragilité mise en évidence par la crise pétrolière. La compétitivité des entreprises a surtout été due à la dévaluation du franc : depuis août 1969, celui-ci a perdu les deux tiers de sa valeur par rapport au mark ! Les structures de l'industrie restent faibles. La percée des exportations, dopées par la sous-évaluation du franc, recouvre une augmentation de l'excédent agricole et une stagnation de l'excédent industriel, voire une dégradation dans les biens d'équipement, surtout face à l'Allemagne. Malgré les concentrations, les entreprises françaises de taille internationale sont rares et investissent deux fois moins à l'étranger que les firmes étrangères en France. La politique industrielle s'est bornée à reconnaître l'échec des solutions nationales (nucléaire, informatique, TV-couleur...) et à chercher un accommodement avec le capital étranger, attiré par le bon marché des actifs industriels français, comme, en 1974, chez Roussel et L'Oréal. Cet appauvrissement relatif du patrimoine national ramène à une plus juste mesure l'enrichissement des Français sous Georges Pompidou.

Paradoxe

Les petites pierres de la « nouvelle société » ne doivent pas non plus dissimuler d'autres insuffisances de ce quinquennat. La recherche de la productivité a aggravé les conditions de travail ; l'industrialisation, l'urbanisation ont étendu la destruction de la nature. La lutte contre l'inflation, par l'équilibre budgétaire, a sacrifié les équipements collectifs. L'inflation elle-même a profité aux privilégiés, en gonflant leur fortune, immobilière principalement ; l'allégement de la pression fiscale a aussi contribué à l'enrichissement des riches...

Le bilan du quinquennat apparaît ainsi contrasté. Le renouveau économique auquel a présidé G. Pompidou est incontestable. Mais il n'a pas remédié au blocage social qui avait provoqué l'explosion de 1968 ; la marche à l'industrialisation a été une épreuve pour beaucoup. Quel paradoxe ! Il n'est pas étonnant qu'au travers de la récupération capitaliste qui a suivi mai le procès de la croissance n'ait fait que s'amplifier.