Journal de l'année Édition 1972 1972Éd. 1972

Marché commun

L'Europe à dix cherche sa voie

Ce n'est pas sans fausses notes que les partenaires de la Communauté européenne ont exécuté leur partition en 1971-72. L'allégro de l'élargissement a été bien mené : le traité d'adhésion de la Grande-Bretagne, de l'Irlande, du Danemark et de la Norvège a été solennellement signé à Bruxelles le 22 janvier. En revanche, le menuet de l'union monétaire a connu de nombreux faux pas et l'adagio de la conférence au sommet a été si lent qu'on se demandait encore, à la fin du mois de juin 1972, si les musiciens arriveraient au bout.

Il a tout de même fallu douze ans pour que l'Europe ouvre sa porte aux Anglais. Il est vrai que ceux-ci n'avaient manifesté aucun enthousiasme à l'origine de la Communauté européenne et leur conversion tardive a, naturellement, nourri beaucoup de suspicions. L'arrivée au pouvoir, à Londres, d'Edward Heath, européen convaincu, et à Paris de Georges Pompidou, conscient que le veto français faisait courir un danger de mort à toute la Communauté, a débloqué une situation sans issue jusqu'en 1969.

Une note historique

Lors du débat d'octobre 1971, à la Chambre des communes, E. Heath a pu mesurer les résistances à une politique qui divisait chacun des grands partis anglais : tous les conservateurs n'ont pas voté « oui » et 69 travaillistes ont désobéi aux consignes de leur parti, pour approuver l'adhésion de la Grande-Bretagne. Si bien qu'à 22 h 15, le 28 octobre, en présence de Jean Monnet, assis dans les tribunes du plus vieux Parlement du monde, 356 voix se portaient vers l'Europe contre 244. Au même moment, les sondages d'opinion révélaient que 52 % des Anglais restaient hostiles à l'adhésion, mais que 82 % considéraient celle-ci comme inévitable.

Pour les Anglais, plus que pour aucun autre peuple européen, cette adhésion à la Communauté constitue une révolution culturelle. Lorsque les Six ont fondé le pool charbon-acier, au début des années 50, ils étaient encore dans la misère matérielle consécutive aux destructions de la guerre, et dans la misère morale (pour les trois plus grands d'entre eux : l'Allemagne, la France et l'Italie) d'avoir connu, entre 1940 et 1945, la défaite. La menace communiste aux frontières orientales de l'Europe faisait le reste. La Communauté européenne naissait de la nécessité.

La Grande-Bretagne, elle, s'est décidée à froid. Elle n'est ni dans les ruines ni dans le souvenir amer de la défaite ; elle ne craint pas l'invasion des communistes. Certes, elle a le taux de croissance le plus faible de tout le Continent. Elle a perdu, une à une, toutes ses possessions outre-mer. L'Amérique la traite avec la commisération que l'on doit à une grand-mère un peu sénile. Mais pour ce pays où est née la société industrielle, qui régentait encore le marché mondial voilà moins d'un siècle, dont la langue est celle de l'Univers, qui a — plus que tout autre — gagné la seconde guerre, quel effort il fallait faire pour tourner la page et admettre que l'avenir, désormais, ne pouvait plus se jouer seul ! En entrant dans la Communauté, le peuple anglais est le seul qui se donne de lui-même une nouvelle image. C'est, à vrai dire, le seul que cette mutation bouleverse. Edward Heath croyait profondément à ce qu'il disait au moment du vote à la Chambre des communes : « Maintenant, nous sommes prêts à faire notre premier pas dans un monde nouveau rempli de possibilités nouvelles. »

Dans ces conditions la fin des négociations a pu être menée rondement. Au terme du traité d'adhésion, les quatre pays candidats (c'est avec la Norvège que ce fut le plus laborieux) acceptent les traités européens tels qu'ils sont, avec leurs prolongements, c'est-à-dire principalement avec la politique agricole commune. Toutefois, une période transitoire de cinq ans est prévue : l'adhésion prenant effet au 1er janvier 1973, ce n'est qu'au 1er janvier 1978 qu'elle sera complète (mais, jusqu'à présent, les transitions ont toujours été raccourcies dans le Marché commun).

Pour l'agriculture, les dispositions transitoires stipulent que, dès le début de 1973, les nouveaux membres donnent la préférence aux produits de la Communauté, des accords particuliers ayant été conclus pour que la transition ne soit pas trop douloureuse aux producteurs de sucre jamaïcains, de beurre et de fromage néo-zélandais et aux pêcheurs norvégiens.