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Énergie

Le grand marchandage pétrolier

L'année 1970-71 marque un tournant dans l'histoire des industries de l'énergie, et peut-être même dans l'histoire économique du monde. Les rapports de force qui présidaient à l'exploitation de la principale source d'énergie — le pétrole — ont été profondément modifiés par l'action politique des pays producteurs contestant pour la première fois avec efficacité la prédominance des pays consommateurs. L'évolution des marchés mondiaux des produits énergétiques va s'en trouver affectée pour de nombreuses années, dans une mesure encore difficile à prévoir. La France n'échappe évidemment pas à ces remous ; on ne saurait examiner son cas en l'isolant des événements mondiaux.

Rien d'inattendu, au reste, dans ce qui s'est passé. Depuis des années, on pouvait s'inquiéter de voir les pays d'Europe dépendre de plus en plus étroitement, pour un produit indispensable, de pays pauvres, instables et revendicateurs. Les grandes compagnies pétrolières — la plupart américaines — qui exploitent les gisements du Moyen-Orient avaient réussi cependant à écarter ces craintes, en assurant sans défaillance, depuis vingt ans, à travers mainte difficulté, un approvisionnement sans cesse croissant et à des conditions fort avantageuses pour les économies occidentales. Mais au début de 1970 plusieurs indices annonçaient l'arrivée de la crise : mauvaise humeur des nouveaux dirigeants libyens, qui plafonnent la production ; coupure par les Syriens du pipe-line Arabie-Liban ; et, surtout, hausse rapide des frets et des prix des fuels à la consommation, signes sans équivoque qu'une décennie de pléthore pétrolière touchait à sa fin, et que les atouts étaient en train de revenir entre les mains des détenteurs des gisements, c'est-à-dire essentiellement des pays arabes.

Offensive de l'OPEP

Le coup d'envoi est donné en juillet 1970 par l'Algérie, qui demande à la France de réviser les accords pétroliers conclus en 1965. Ce qui n'était au début qu'une suite, au demeurant prévue, de la décolonisation de l'Algérie et des accords d'Evian va bientôt mettre en action les grands pays producteurs, principalement arabes, groupés depuis 1960 dans une association de plus en plus efficace, l'OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole). En décembre 1970, une conférence mondiale de l'OPEP, réunie à Caracas, adopte une charte revendicative et décide d'exiger un « marchandage planétaire » en vue de relever sensiblement les revenus que les pays producteurs tirent de leur pétrole.

Il faut reconnaître que ces revendications étaient largement fondées. Certes, en dix ans, les revenus pétroliers des pays du Moyen-Orient s'étaient accrus de 250 %, mais c'était, pour l'essentiel, la conséquence de l'augmentation de la production ; à la tonne extraite, les recettes n'avaient augmenté que de 9 % — c'est-à-dire que, compte tenu de la dévaluation des monnaies, elles avaient sensiblement baissé en pouvoir d'achat. Tolérable pour des pays féodaux comme l'Arabie Saoudite ou les émirats du golfe Persique, qui se contentent de thésauriser et de spéculer, cette situation était un véritable supplice de Tantale pour des pays qui ont entrepris un effort de modernisation, comme l'Iran ou l'Algérie, et qui ne peuvent guère compter que sur le produit de leurs ventes de pétrole pour acquérir des équipements de plus en plus coûteux.

La première conséquence de l'offensive de l'OPEP fut de ressouder l'unité des grandes compagnies pétrolières internationales. Le légendaire cartel des sept, créé en 1928 afin d'organiser une concurrence devenue ruineuse, avait vu son autorité grignotée au fil des ans : d'une part, par certains pays producteurs, tentant sporadiquement de secouer le joug (l'offensive, en 1953, du docteur Mossadegh en Iran) ; d'autre part, par certains pays consommateurs désireux de s'offrir une industrie pétrolière nationale (l'ENI en Italie, Elf-Erap en France) ; enfin, par une pléiade de jeunes compagnies privées dites indépendantes, toutes américaines (Getty, Occidental, Phillips, etc.), cherchant à se tailler un domaine aux dépens des majors.

Les accords de Téhéran

Les nationaux depuis plusieurs années au Moyen-Orient, les indépendants au printemps 1970 en Libye avaient accepté de souscrire des contrats à des conditions excédant nettement les limites de la discipline que les majors souhaitaient maintenir. L'occasion était bonne : face au front commun des producteurs, dont le shah d'Iran se fit le porte-parole, l'ensemble des compagnies se regroupa sous la houlette du cartel, mené par la Standard Oil américaine et la Shell anglo-hollandaise.