Aussi ne s'étonne-t-on nullement dès le mardi 29 au matin, alors que A. Poher s'est installé la veille à l'Élysée pour entamer un intérim présidentiel qui durera cinquante-trois jours, de l'entendre annoncer sa candidature avant même de se rendre devant les dirigeants et les élus de l'UDR. Si le scrutin avait eu lieu à cet Instant, il eût été élu à coup sûr. Quinze jours plus tard, sa cote se maintient dans les sondages portant sur le premier tour, mais il semble, pourtant, en danger de perdre la partie au second tour.

Entre-temps, en effet, les événements ont marché et A. Poher a surgi. De jour en jour, l'autorité bonhomme du président intérimaire a paru s'affirmer. Les chefs de la gauche et ses amis du centre ont décidé de miser sur lui : un second tour entre le gaulliste et le communiste serait perdu d'avance pour l'opposition. Puisque A. Poher est déjà à l'Élysée, qu'il rassure, qu'il peut ébranler l'électorat gaulliste, on jouera sur lui. Les divisions de la gauche excluent une candidature unique. A. Poher sera donc le candidat du centre et des notables au premier tour — ce centre et ces notables qui ont fait l'appoint du « non » au référendum — et, s'il se peut, le candidat de tout l'antigaullisme au second. De Guy Mollet à Me Isorni, d'une fraction CFDT à Jacques Soustelle, en passant par tout le Sénat, presque tous les européens, les modérés, les démocrates-chrétiens, les radicaux, et demain le nouveau parti socialiste, on le pousse, et il s'engage volontiers.

Peu importe la multiplicité des candidatures de gauche : les stratèges de l'opération sont persuadés que les communistes eux-mêmes ne pourront faire autrement que de rallier, fût-ce à contrecœur, le camp centriste ; ils ne peuvent évidemment pas faire voter gaulliste et jamais, dans toute leur histoire électorale, ils n'ont choisi l'abstention.

Ce calcul s'effondre à la suite de deux erreurs d'appréciation : la première est que les rivalités de la gauche profitent finalement au plus habile et au mieux placé des candidats de cette tendance, c'est-à-dire à Jacques Duclos, qui récupère la presque totalité des voix communistes, tandis que G. Defferre ne réunit qu'une faible part des suffrages socialistes. La seconde tient à la décision d'abstention prise finalement par le PC. L'écart est trop grand à l'issue du premier tour entre G. Pompidou (44,46 %) et Alain Poher (23,30 %) pour que le renfort de G. Defferre (5,01 %) permette de le combler ; et l'électorat de J. Duclos (21,27 %), les voix de M. Rocard (3,61 %) et de A. Krivine (1,05 %) étant neutralisées, même si leur consigne d'abstention ou de boycott n'est que partiellement suivie, la victoire de G. Pompidou est assurée. Elle l'est d'autant plus que le centre lui-même s'est finalement divisé et que, outre l'appui loyal de V. Giscard d'Estaing et de ses amis, les ralliements de J. Fontanet, J. Duhamel, R. Pleven, A. Pinay et, à droite, de J.-L. Tixier-Vignancour, ont élargi l'assise électorale de l'ancien Premier ministre. Il l'emportera après une brève campagne du second tour qui verra A. Poher descendre tardivement dans l'arène, se battre enfin, attaquer un adversaire de plus en plus serein et confiant.

Une page tournée

Le 15 juin, par 58,21 % des suffrages, bien qu'avec les voix de 37,5 % seulement des électeurs inscrits, Georges Pompidou devient le 19e président de la République française, le successeur de Charles de Gaulle. Il choisit un Premier ministre de conciliation et d'ouverture, Jacques Chaban-Delmas, compose le premier gouvernement du septennat avec ses alliés de la bataille électorale, sauf A. Pinay, qui se dérobe, fait voter une amnistie et ouvre les dossiers.

Ainsi, après onze ans de pouvoir quasi monarchique, le départ du général de Gaulle s'est déroulé sans le moindre heurt et chacun, partisans ou adversaires, lui en rend volontiers l'hommage. Les mécanismes constitutionnels ont bien joué. Les reclassements politiques se sont considérablement accélérés, au point qu'une nouvelle vie publique s'ébauche déjà. Mais les problèmes demeurent qui, après cette année de transition, laissent présager une rentrée monétaire, économique, sociale et universitaire difficile. La page est tournée, une nouvelle ère commence.