L'un des plus grands livres de 1968 et d'une qualité toute virile est sans doute l'Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar. L'ouvrage séduira peut-être moins immédiatement le lecteur que les Mémoires d'Hadrien, mais il n'est pas moins riche. De même que dans Hadrien l'époque était la période tournante entre paganisme et christianisme, de même ici nous sommes à un autre grand tournant de l'histoire de l'homme et de sa manière de se situer entre terre et ciel, au xvie siècle. Le héros, Zenon, est imaginaire cette fois, mais c'est une sorte de portrait-robot de la curiosité d'esprit de son époque chez les savants, les médecins, les philosophes, les théologiens, les artistes, etc. Yourcenar connaît tout, elle sait aussi utiliser peintures et dessins pour fixer le décor, archives et documents pour animer l'atmosphère sociale, économique, politique. C'est un grand livre de scholar, mais c'est aussi un grand roman historique à la manière de Gobineau et des maîtres du genre, et c'est une quête d'amour et de sagesse menée contre la montre, contre la mort.

Les prix littéraires

Puisque l'Œuvre au noir a obtenu le prix Femina, profitons-en pour glisser ici le palmarès officiel. Le prix Goncourt a été attribué au quatrième volume, les Fruits de l'hiver, d'un roman populaire assez sommairement cuisiné de Bernard Clavel. Le grand prix du Roman de l'Académie française à Belle du Seigneur, une immense chronique romanesque d'Albert Cohen, dont les très grandes et très réelles qualités ne compensent peut-être pas tout à fait un petit parfum d'anachronisme ; on a un vague sentiment que c'est un roman des années 30 qui s'est trompé de décennie. L'an dernier (Journal de l'année 1967-1968), prenant les devants par rapport au jury, on disait déjà tout le bien qu'on pensait du roman de Christine de Rivoyre le Petit Matin, qui a obtenu le prix Interallié.

Le prix Renaudot, enfin, est allé au très bon premier livre d'un jeune écrivain noir, le Devoir de violence, de Yambo Ouologuem. Beau livre qui tient de la chronique et de l'épopée presque autant que du roman : l'écrivain évoque le passé de son peuple, pour ne pas dire de sa race, les siècles de sang et d'esclavage qui remontent bien avant l'arrivée des Blancs. Puis il entre dans plus de détails pour la période « colonialiste » et enfin il suit pas à pas pendant sa période d'études en France son héros principal. Livre violent par le ton comme par les scènes presque insoutenables qu'il rapporte, livre d'un écrivain maître de sa langue (il est une véritable bête à concours de l'université française), mais aussi animé d'une haine vigoureuse : le danger pour Ouologuem est sans doute de devenir raciste à son tour.

Ne quittons pas l'Afrique : nous signalions l'an dernier le premier volume d'une grande entreprise de Jules Roy, les Chevaux du Soleil. Deux gros livres, Une femme au nom d'étoile et les Cerises d'Icherridène, sont venus s'ajouter à cette grande histoire de deux peuples, le français et l'algérien, entre la conquête et la décolonisation. Si le volume sur la conquête souffrait d'être un peu didactique malgré tout, c'est le romancier qui prend le dessus dans les deux suivants ; les personnages trouvent leur souffle entre les passions politiques ou militaires et les passions privées ; tout s'échauffe, tout permet de penser que bientôt, à l'achèvement de la série, nous pourrons célébrer la naissance d'un massif romanesque français important.

En terrain connu

Passons en revue quelques œuvres d'écrivains qui sont bien connus depuis longtemps déjà. Raymond Queneau a publié un savoureux roman parlé, le Vol d'Icare, qu'il ne faut justement pas survoler, mais lire attentivement. C'est une grande fantaisie (ou faut-il dire une grande fugue ?) dans le goût de la Belle Époque, avec ses modes, ses manies, ses personnages cocasses, mais c'est aussi une réflexion quelque peu goguenarde sur les problèmes que se posent les romanciers : Icare est un personnage de roman, qui s'évade du manuscrit sans la permission de l'auteur, qui a peut-être été volé par un confrère. Pendant des années, on le sait, écrivains et critiques ont retourné à l'envi et non sans pédantisme les problèmes de la création romanesque. Cela ne semble plus guère passionner aujourd'hui que quelques doux maniaques dans des cercles étroits et peut-être dans des universités américaines. La parodie de Zazie en prend un accent de délivrance.