Dans la dernière année de la présidence du général, une certaine révision de l'orientation de sa diplomatie avait été amorcée. Certes, les bases demeuraient les mêmes et les grandes options continuaient d'être proclamées, mais la perte de prestige provoquée par les événements de mai-juin 1968, puis la grave secousse monétaire de novembre avaient conduit à détendre notablement l'intransigeance manifestée à l'égard de l'Amérique, détente que l'élection du président Nixon permettait de masquer par des considérations de personne en même temps que d'opportunité. L'héritage fut donc, dans ce domaine, moins contraignant qu'on aurait pu le craindre ou l'espérer un an plus tôt.

L'Europe

Il n'en allait pas de même pour la politique de construction européenne, où les limites et les veto, clairement marqués, ont été maintenus jusqu'au bout, de telle façon que tout changement passait obligatoirement par une remise en question, que la revision, là, ne pouvait être véritablement que déchirante.

De Gaulle avait hérité, si l'on peut dire, du traité de Marché commun, conclu en 1957. Il est bien certain que, s'il avait été déjà au pouvoir, la constitution et la forme de la Communauté économique européenne eussent revêtu un tout autre aspect et suivi un tout autre cours. Tout de suite, le choix offert fut de s'accommoder tant bien que mal du cadre tracé par les accords, tout en leur donnant un tout autre contenu, ou bien de les dénoncer, de sortir de l'entente des six pays, de briser la construction amorcée. Au fil des années, cette seconde éventualité perdit cependant peu à peu sa consistance, jusqu'à s'exclure d'elle-même : la France était trop engagée pour faire marche arrière.

La Communauté visait, dans l'esprit de ses auteurs, un triple objet : créer par étapes un vaste marché commun des six pays de l'Ouest du continent où la libre circulation des personnes et des biens serait progressivement réalisée et qui, finalement, se présenterait comme un partenaire unique et de poids comparable entre l'Amérique d'une part, l'URSS d'autre part et leurs satellites ; ensuite, constituer l'amorce d'un ensemble plus large qui pourrait accueillir les autres pays d'Europe de l'Ouest : la Grande-Bretagne et les pays nordiques de la zone de libre échange, les nations méditerranéennes, un jour peut-être les jeunes États africains, à commencer par ceux du Maghreb ; enfin et surtout, préluder à la naissance d'une communauté politique, dotée d'institutions supranationales.

Pour de Gaulle, seul le premier de ces trois aspects méritait d'être pris en considération. À l'adhésion de la Grande-Bretagne, il opposait un veto formel, maintes fois renouvelé, dont les raisons étaient l'existence de liens privilégiés entre Londres et Washington et l'impossibilité pour le Royaume-Uni d'accepter le marché commun tel qu'il était. À la communauté supranationale, il opposait l'Europe des États ou des patries, s'efforçant d'imposer un réseau de relations et accords bilatéraux dont le modèle fut le traité franco-allemand conclu avec le chancelier Adenauer au printemps 1963, gage de la réconciliation des deux patries et de l'alliance des deux chefs de file des Six. Des consultations, une harmonisation des politiques, pas de dessaisissement, si léger ou symbolique qu'il soit, de la souveraineté de chacun. Des associés, des partenaires, pas davantage.

L'application de ces principes, la défense obstinée contre les empiétements de la Communauté, les marchandages sur chaque étape de l'extension progressive du Marché commun et les conflits sur l'esprit européen ont émaillé toute l'histoire de ces années de heurts, de négociations-marathons, de départs fracassants, de brouilles suivies de réconciliations, de défis et de menaces. Mais l'édifice, bien qu'ébranlé, ne s'est pas abattu ; il s'est même peu à peu agrandi et aménagé.

La gestion économique et sociale

L'histoire économique des onze premières années de la Ve République sera, plus que son histoire politique, facile à ordonner en trois grandes périodes parfaitement tranchées.