Or

La guerre de l'or a ébranlé le système monétaire international

La livre dévaluée, le marché de l'or fermé pendant deux semaines, le dollar ébranlé : le monde a connu, en 1967-68, son premier grand séisme monétaire depuis la dernière guerre. Rien ne garantit que de nouvelles secousses ne viendront pas élargir les brèches ouvertes dans l'édifice construit à la Conférence monétaire de Bretton-Woods, en 1944.

Le système institué lors de cette conférence reposait sur un mécanisme (le Gold Exchange Standard) et un rapport de forces (la prédominance américaine). Le mécanisme se ramène à ceci : les moyens de paiement dans les échanges entre pays sont constitués par l'or, les monnaies nationales prépondérantes (essentiellement le dollar et accessoirement la livre sterling) et le crédit international (dispensé par le Fonds monétaire international, créé à Bretton-Woods) ; chaque pays s'engage à maintenir la parité de sa monnaie par rapport à l'or ou au dollar (c'est-à-dire que les taux de change ne peuvent pas fluctuer au gré de chacun) ; les États-Unis s'engagent à rembourser en or, à un taux fixe (35 dollars pour une once d'or, soit, approximativement, 1 dollar le gramme d'or), tous les dollars qui lui seraient présentés par les banques centrales des pays étrangers.

Le système repose donc sur la parité fixe des monnaies et la convertibilité du dollar. Du fait que cette monnaie est la seule qui puisse, à tout moment, être changée en or, les banques centrales n'hésitent pas à la conserver dans leurs réserves de change : c'est comme si elles avaient de l'or ; avec cet avantage que l'or ne rapporte rien, tandis que les créances sur l'économie américaine (les dollars sont des créances) peuvent être replacées aux États-Unis et rapporter un intérêt. Il en résulte pour les États-Unis un privilège exceptionnel : ils paient leur déficit dans les échanges extérieurs avec leur propre monnaie, tandis que tous les autres pays doivent le payer avec de l'or ou des devises étrangères. Cela permet à l'économie américaine de vivre avec un déficit chronique de sa balance des paiements depuis 1950.

Le tournant

Jusqu'aux années 60 personne ne s'en offusque. Les États-Unis sont, en effet, reconnus, par l'ensemble des pays non communistes, comme les gendarmes et les banquiers du monde. Ils ont stoppé la vague communiste à Berlin et en Corée. Ils ont relevé l'Europe avec le plan Marshall. Ils financent les pays sous-développés. Le système monétaire fonctionne apparemment pour le plus grand profit de tous : l'Europe connaît un dynamisme économique sans précédent ; les échanges internationaux se développent à un rythme accéléré. Or, ces échanges ne pourraient pas se multiplier si la quantité de monnaie servant à leur règlement ne croissait pas parallèlement. Cette monnaie particulière, destinée à servir au commerce entre les nations, croit essentiellement grâce à l'abondance des dollars ; en effet, la production d'or ne se développe guère du fait que le prix de ce métal n'a pas bougé depuis 1934, ce qui rend de moins en moins rentable son extraction.

Telle est la situation au début des années 1960. Elle va, à ce moment, se renverser, de telle sorte que tous les mécanismes qui représentaient jusqu'alors les vertus du système vont peu à peu apparaître comme des vices. Pourquoi ? Parce que ces mécanismes portaient en eux-mêmes leurs propres limites, et parce que le rapport des forces sur la scène internationale a évolué.

Les limites du mécanisme ont été mises en évidence par un économiste américain, le professeur Triffin, dans son livre l'Or et la crise du dollar. Le système monétaire repose sur l'abondance de dollars et sur la confiance dans cette monnaie ; or, inévitablement, cette abondance devait miner cette confiance. En effet, le déficit de la balance des paiements américaine, qui crée l'abondance de dollars, accroît de ce fait les dettes à court terme des États-Unis ; les pays étrangers conservent ces dollars parce qu'ils savent qu'en cas de nécessité ils peuvent les échanger contre de l'or ; mais plus les dettes s'accumulent, plus les créanciers s'inquiètent : si les détenteurs de dollars voulaient les échanger, les États-Unis auraient-ils assez d'or pour les satisfaire tous ? C'est de moins en moins vrai. Aussi, certains créanciers commencent à prendre leurs précautions ; les États-Unis voient fondre leurs réserves d'or, qui diminuent de moitié de 1949 à 1967. Plus ces réserves diminuent, plus les créanciers s'inquiètent, ce qui accélère l'hémorragie d'or.

Une hégémonie

À cela vient s'ajouter un changement dans les rapports de forces. Le communisme ne fait plus peur à l'Europe, qui ressent donc moins la nécessité de s'abriter sous le parapluie atomique des États-Unis. La guerre au Viêt-nam n'a jamais bénéficié du même soutien international que le pont aérien à Berlin ou que la guerre de Corée. La puissance économique américaine, après avoir servi de tuteur à l'Europe pour qu'elle redresse son économie, est ressentie comme une hégémonie lorsque le Vieux Continent s'engage dans la compétition commerciale. Les États-Unis passent ainsi du statut de bienfaiteur international à celui d'impérialiste. Dès lors, le déficit de leur balance des paiements devient intolérable pour les plus exigeants, notamment pour le général de Gaulle. Le chef de l'État dénonce, dans une conférence de presse en février 1965, la « colonisation » économique de l'Europe par les Américains : ceux-ci ont d'autant plus de facilités pour racheter les firmes européennes que la balance des paiements américaine, dont le déficit est aggravé par ces sorties de capitaux, n'a pas besoin d'être équilibrée. Joignant le geste à la parole, le gouvernement français échange systématiquement les dollars qu'il a en réserve, contre l'or américain. Il n'est pas seul à le faire.