Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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mythe et mythologie (suite)

Cependant, il y a plus nouveau, dont l’article de 1955 ne faisait pas mention et qui réinsère la théorie dans l’anthropologie. C’est, d’une part, l’objectif de l’analyse mythographique et, d’autre part, sa liaison avec la méthode, la façon dont il l’oriente. « L’objectif de ce livre est de montrer comment des catégories empiriques, telles que celles de cru et de cuit, de frais et de pourri [...], définissables avec précision par la seule observation ethnographique et chaque fois en se plaçant au point de vue d’une culture particulière, peuvent néanmoins servir d’outils conceptuels pour dégager les notions abstraites et les enchaîner en propositions. » Ainsi, il n’est pas envisagé que l’analyse structurale puisse s’appliquer seule à un ensemble de mythes sans référence au milieu culturel et humain qui l’a produit. Et est encore moins envisagée l’idée de rapprochements entre les productions de sociétés étrangères dans le temps et dans l’espace : « Nous partirons d’un mythe, provenant d’une société, et nous l’analyserons en faisant d’abord appel au contexte ethnographique, puis à d’autres mythes de la même société [...]. De proche en proche, nous gagnerons des sociétés plus lointaines, mais toujours à condition qu’entre les unes et les autres des liens réels d’ordre historique ou géographique soient avérés ou puissent être raisonnablement postulés. » Ainsi se trouve écartée l’hypothèse d’une pluralité des sources à retenir pour un même mythe, comme elle avait été envisagée à propos d’Œdipe, et cela précisément en raison de l’objectif fixé à l’analyse mythographique. Du même coup, les rapports entre mythe et langage ne sont plus envisagés comme des hiérarchies homologues et superposées. Il n’y a plus identité de nature des deux objets de l’analyse (mythe et langage), mais analogie entre les méthodes d’analyse (le structuralisme) et quelques hypothèses de travail, par exemple l’inutilité d’un inventaire exhaustif (de toute façon impossible) : « Les critiques qui nous reprocheraient de ne pas avoir procédé à un inventaire exhaustif des mythes sud-américains avant de les avoir analysés commettraient un grave contresens sur la nature et le rôle de ces documents. L’ensemble des mythes d’une population est de l’ordre du discours. À moins que la population ne s’éteigne physiquement ou moralement, cet ensemble n’est jamais clos. Autant vaudrait donc reprocher à un linguiste d’écrire la grammaire d’une langue sans avoir enregistré la totalité des paroles qui ont été prononcées [...]. »

Quant à ce qu’on baptise structuralisme, il convient de rappeler que ce n’est pas l’affirmation d’un paradoxe, celui que le mythe serait le résultat d’une construction d’un ensemble à partir d’éléments réels ou fantastiques disparates suivant un plan architectural conscient et de nature formelle. La création littéraire n’est pas assimilable à la créativité mythologique, c’est-à-dire à la possibilité de créer des histoires nouvelles à partir d’un schème permanent, créateur de cette structure profonde ; et, pour cette dernière, il est besoin d’autre chose que l’explication de textes, l’analyse de contenu et tout l’arsenal de la critique classique. « La pensée mythique n’effectue pas de parcours entiers : il lui reste toujours quelque chose à accomplir [...] les mythes sont in-terminables. »

Qu’est-ce qu’en définitive l’analyse structurale ? La méthode par laquelle les mythes sont rapprochés et analysés en tant que groupes de variantes en fait ainsi des systèmes logiques, dont la base repose sur les données de l’expérience sensorielle (sensations et formes perceptives). C’est donc dans l’expérience fondamentale de la vie quotidienne que chaque peuple tire ce qui peut constituer les schèmes de sa mythologie. Entre les sensations s’établissent des oppositions deux à deux, puis des oppositions de groupe de deux à groupe de deux, puis d’autres encore, plus complexes, mais tout aussi logiquement constituées et dont on retrouve l’analogie sous forme transposée dans des oppositions terme à terme d’images et d’actions dans les mythes. Ce que pense même démontrer Lévi-Strauss, c’est que cette expérience sensible est elle-même hiérarchisée entre sensations (analysées dans Mythologiques I) et formes perceptibles (analysées dans Mythologiques II) : rien, cependant, selon l’auteur, ne dépasse dialectiquement ces deux étages (par exemple, une algèbre formalisée que constitueraient les mythes est un non-sens et serait impossible à réaliser). « Pour construire le système des mythes de cuisine, nous avions dû faire appel à des oppositions entre des termes qui, tous ou presque, étaient de l’ordre des qualités sensibles : le cru et le cuit, le frais et le pourri, le sec et l’humide, etc. Or, voici que la seconde étape de notre analyse fait apparaître des termes toujours opposés par paires, mais dont la nature diffère pour autant qu’ils relèvent moins d’une logique des qualités que d’une logique des formes : vide et plein, contenant et contenu, interne et externe, inclus et exclu, etc. [...]. Toutes nos analyses démontrent [...] que les écarts différentiels exploités par les mythes ne consistent pas tant dans les choses mêmes que dans un corps de propriétés communes, exprimables en termes géométriques, et transformables les unes dans les autres au moyen d’opérations qui sont déjà une algèbre » (Du miel aux cendres). Mais c’est la seule algèbre possible (Mythologiques III et IV).


Conclusion

Après les travaux de Lévi-Strauss, on peut espérer que deux facteurs permettront de diriger la recherche dans un sens nouveau.
1. La forme linguistique du mythe. Il faut entendre par là à la fois sa présentation (récit oral recueilli auprès d’un informateur vivant, récit écrit et conservé religieusement, récit littérairement habillé sous forme de poème, etc.) et ses variantes (confrontations de diverses versions d’un même mythe) ;
2. La situation du symbolisme. La question essentielle demeure, en effet, de savoir de quoi il y a un symbole. Or, pour traduire celui-ci, on va renoncer à comparer des mythes de cultures différentes en les interprétant comme autant de symbolisation d’éléments reconstitués intemporellement. Chaque mythologie va être considérée dans son ensemble, et les mythes eux-mêmes recevront une signification de la place relative qu’ils y occupent ; de même, et surtout, chaque élément d’un mythe ne pourra recevoir de signification qu’au sein de la structure de l’ensemble qu’il forme. Cependant, cette démarche ne peut atteindre son but que parce qu’elle conserve les perspectives ouvertes par l’ethnologie classique (sociologie, histoire, politique, etc.) et par le freudisme : la mythologie, comme la langue, est un produit de l’homme. C’est pourquoi chaque élément d’un mythe paraît entretenir deux sortes de relations, complexes et hétérogènes : les unes aux autres éléments mythiques ; les autres à un ou à plusieurs éléments du comportement humain.

D. C.