Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Montesquieu (Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de) (suite)

Dès 1748, le « libéralisme aristocratique » de Montesquieu a été l’objet d’interprétations contradictoires. Au xixe s., l’auteur de l’Esprit des lois a passé abusivement pour le parrain du système parlementaire. En réalité, il n’a été ni « l’opposant de droite » à la monarchie absolue (L. Althusser), ni le théoricien du capitalisme mercantile (Étiemble) dont on parle de nos jours. On ne résume pas en une formule univoque l’œuvre aux facettes multiples d’un homme qui a su unir de façon aussi exemplaire, dans le cadre que lui imposait la société de son temps, la passion de la raison et la passion de la liberté.

Montesquieu et la science politique

Montesquieu s’inscrit dans le grand courant de réflexion politique des philosophes du xviiie s. Ce théoricien, qui explique la diversité des races et des tempéraments humains par la diversité des climats qu’ils subissent, a disséqué la société en classant les différents types de gouvernement avec une originalité de méthode et une modernité que ne renierait pas la sociologie politique contemporaine.

Les trois gouvernements

La république, la monarchie, le despotisme, tels sont les trois types de gouvernement que Montesquieu identifie.

Dans le premier, le chef du gouvernement s’adresse directement à ses sujets, égaux dans la liberté : « Le peuple en corps ou seulement une partie du peuple (c’est ce qui distingue la « démocratie » de l’« aristocratie ») a la souveraine puissance » ; le peuple délègue son autorité au gouvernement qui le représente.

Dans le deuxième cas, le monarque gouverne, par l’intermédiaire de corps privilégiés, des sujets égaux dans l’obéissance : « Un seul gouverne mais par des lois fixes et établies. Des corps intermédiaires ont reçu du souverain une délégation de puissance [...] Ce peuple est soumis à l’autorité royale. »

Quant au troisième cas, c’est le règne absolu du despote sur des esclaves égaux dans la servitude : « Un seul, sans lois et sans règles, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices [...] on a reçu l’ordre et cela suffit. » Le peuple subit le joug tyrannique d’un maître absolu.

Le principe des gouvernements

Chaque type de gouvernement repose sur un principe, un ressort qui commande son action et assure sa sauvegarde.

Le gouvernement républicain repose sur le principe de vertu — la subordination volontaire de l’intérêt particulier au bien général —, car les citoyens sont garants de la loi ; la vertu doit leur permettre de faire face à leurs devoirs et à leurs droits civiques.

Le gouvernement monarchique a pour principe l’honneur : le code de l’honneur doit permettre aux corps privilégiés, auxquels des responsabilités sont confiées, de remplir leur mission ; au-delà, la mécanique constitutionnelle permet le libre jeu des égoïsmes.

Le gouvernement despotique a pour principe la crainte : « Il faut [...] que la crainte y abatte le courage et y éteigne jusqu’au moindre sentiment d’ambition. »

La théorie des pouvoirs intermédiaires

Parmi les esprits éclairés qui souhaitaient un changement modéré de l’organisation politique (mais qui ne soupçonnaient pas l’imminence d’une révolution), Montesquieu figurerait comme partisan d’une monarchie tempérée, où le roi ne peut s’abandonner à la tentation de devenir un despote, ni le peuple à celle de libérer ses instincts d’indépendance ; comme illustration de cet équilibre, il cite la monarchie anglaise, caractérisée d’après lui par « la liberté des honnêtes gens à l’abri des lois », la séparation des pouvoirs, la puissance du commerce et la prospérité générale. C’est d’ailleurs le rôle des corps privilégiés (essentiellement clergé, noblesse, parlements) de garantir la paix intérieure du royaume : c’est à eux, ces « pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants », qu’il incombe de tenir l’État dans un certain équilibre.

La théorie de la distinction des pouvoirs

Dans le même esprit de modération et d’équilibre, Montesquieu recommande que les pouvoirs ne soient pas concentrés dans les mêmes mains. Trois niveaux de pouvoirs sont distingués : le pouvoir exécutif, où « un seul agit mieux que plusieurs » ; le pouvoir législatif, qui rédige, corrige et abroge les lois, et qui appartient en principe au peuple ou à ses représentants ; le pouvoir judiciaire, enfin, qui juge d’après les lois et qui relève d’organismes particuliers (parlements).

Montesquieu et la science politique

Montesquieu inaugure une méthode nouvelle pour l’étude des faits qui touchent au gouvernement des sociétés. La politique était pour Machiavel une technique réglée par la seule opportunité, pour Bossuet une mystique ayant ses sources dans l’Écriture sainte. Elle devient avec Montesquieu une science fondée sur la connaissance précise des rapports souhaitables des hommes entre eux : « Les lois sont bonnes lorsqu’elles réalisent non pas l’équité et la justice en soi, mais la part d’équité et de justice qui s’accommode avec le climat, le terrain et les mœurs. » Si ce n’était un anachronisme, on pourrait qualifier la classification des gouvernements de Montesquieu d’un terme emprunté à la sociologie moderne : Montesquieu fait la typologie des régimes.

Montesquieu et le libéralisme politique

Les idées de Montesquieu, penseur libéral, ont exercé une influence profonde : les législateurs des assemblées révolutionnaires lui ont emprunté le principe de la séparation des pouvoirs et tout un programme de réformes. Comme celle des autres philosophes de son siècle, appuyant leur réflexion sur les sciences de l’homme, l’analyse politique de Montesquieu a toujours eu une importante dimension morale.

Mais bien qu’aspirant à un certain changement, Montesquieu sait que « tout se tient dans le corps politique » et que, par conséquent, toute modification est difficile. « Il n’appartient, dit-il, de proposer de changement qu’à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d’un coup de génie toute la constitution d’un État. »

M.-A. L.

J. E.